lundi 26 mars 2012

TEAM ONE - PAGE 2 - Louis Butin

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 11 à 16 écrits par Louis Butin forme la page 2 de son texte.]


Mais où se trouvait donc la belle endormie ?
Jean-Jesus sentait la flambée de sentiments s’apaiser graduellement, son cœur ralenti, aéroplane planeur.
Il se rassurait : à mesure que les minutes s’écoulaient, il apprivoisait la pénombre silencieuse ; amoureux du mystère, il devenait le personnage somnambule d’un récit fantastique ; au bout de ses mains, chaque doigt semblait accroître des senseurs emplissant l’espace, bourgeons électriques et tactiles.
Sa marche lente, précautionneuse, l’amenait pas à pas plus avant dans la résidence. Ses yeux attentifs repéraient les lieux, distinguaient les formes des obstacles et les ombres intangibles. Il évoluait souplement, ressentant jusqu’au subtil poids de l’air qui le soutenait. Traversant la laine épaisse d’un tapis, ses pieds nus dans la matière cajoleuse, un souvenir mélancolique le frappa un instant : il avait quatorze ou quinze ans et, couché dans son lit, il appelait sa mère pour qu’elle lui apportât son verre de lait ; mais pour la première fois elle ne répondait pas à ses appels et il lui avait fallu se lever en pleine nuit ; il se souvenait du moment où, fâché, il posait son pied sur sa descente de lit en peau de chèvre.
D’autres souvenirs s’enchaînèrent, concaténation d’instants, d’images subreptices, de sons fantômes et d’impressions qui sommeillaient en lui, soudain éveillés par l’appel : « maman » ?
Qui es-tu Jean-Jesus ?
Un épisode se superposait à sa déambulation nocturne, une vision translucide, vacillante : il était dans les bureaux de la société de son père, la lumière était éteinte ; l’aquarium du lobby et les panneaux lumineux des sorties de secours offraient au regard un décor maussade, inquiétant ; quelque part son père l’appelait et il ne parvenait pas à sortir du labyrinthe des bureaux ; jamais il ne le reverrait.
Son père… Il revoyait sa main velue… dépassant d’une chemise blanche à fines rayures, avec, au poignet, une grosse montre dorée. La main de son père: celle qui pointait la bonne direction, celle qui étendait ses doigts, bienveillante, et passait dans ses cheveux longs d’enfant en une caresse réconfortante, celle qui approuvait, le pouce levé, ou désapprouvait, celle qui giflait quand on regardait sa mère dans la salle de bains par le trou de la serrure…
Cette nuit-là, il avait emmené son fils dans le labyrinthe des bureaux. Il lui avait dit : « on met la clé sous la porte », en lui montrant une clé assortie d’une étiquette jaune. Mais il ne l’avait pas fait ; il avait juste fait un petit tour de passe-passe, montrant la clé puis l’escamotant dans sa poche ; pourtant, Jean-Jesus eût bien aimé jouer avec son père à passer la clé sous la porte.
Puis, le Père avait gribouillé six noms de pays : Thaïlande, Laos, Inde, Brésil, Venezuela et Uruguay. « Jette le dé pour moi », avait-il dit à son petit Jiji, et il était parti, loin, à l’autre bout du monde. Quand elle parlait de ce départ, sa mère disait les mots « blessure », « empreinte profonde ».
Plus tard, il avait reçu un courrier secret : une photo de son père sous les palmiers avec une métisse d’à peine vingt ans. Il avait lu au dos : « …grand maintenant… tu peux comprendre…démêlés avec la justice… mais regarde… pour le mieux… jolie uruguayenne… prends soin de ta mère… »
L’esprit troublé, chagriné par ces éclats de mémoire, Jean-Jesus poursuivait sa lente déambulation dans la maison de sa voisine. Il comptait ses pas. Quittant enfin le salon, il se trouva dans couloir. On le devinait en L, donnant sur le hall d’entrée, et s’ouvrant sur toutes les pièces de la maison.

Plus loin, d’une porte entrouverte, on entendait le dialogue d’un film. Un homme et une femme. Les oreilles extrasensorielles de Jean-Jesus captèrent : « Ma reine ! Oserai-je !? — Que vous dire, Monsieur mon petit page, sinon qu’il faut savoir croquer la pomme… — Alors, ma reine, laissez-moi baiser vos genoux ! »



(à suivre)

Louis Butin

TEAM ONE - PAGE 2 - David M.

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 11 à 16 écrits par David M. forme la page 2 de son texte.]

Heisenberg attendit. Embrassant du regard le château et le parc, il s'étonnait de la vétusté du lieu, qui semblait à l'abandon depuis plusieurs siècles. Seule la longue trace blanche d'un avion de ligne, au loin, empêchait de se croire revenu aux temps des princes et princesses. Il suivit du coin de l’œil la lente escalade du mur par un hanneton engourdi. Puis il sonna à nouveau. L'entière bâtisse dormait. Un poisson, d'un coup de reins vif, troubla la surface de l'eau. Heisenberg sonna une troisième fois. Une vois grésillante répondit enfin: "Qui est-ce?". Il prit sa plus belle voix de basson et lança: "Michael Heisenberg, pour Monsieur Sheep."
Un point rouge brilla au-dessus du porche de la bâtisse, dont la porte bailla, révélant de profondes ténèbres, et un vieil homme, affublé d'un uniforme de parachutiste anglais de la Seconde Guerre Mondiale, portant un plateau d'argent vide. La grille s'ouvrit enfin. Heisenberg, à grandes enjambées, longea le bassin et s'arrêta au seuil de la demeure. Derrière le majordome, une faible lumière dessinait un large escalier de marbre qui s'enfonçait dans le sol. "Monsieur Sheep vous attend. Il est très diminué, mais il va vous recevoir."
Heinseberg regarda à nouveau l’escalier qui descendait et dont les nombreuses marches disparaissaient dans les ténèbres. Derrière lui, un poisson troubla la surface de l’eau, le faisant sursauter. Il jeta un coup d’oeil au majordome, qui ne faisait pas mine de vouloir l’accompagner. Il soupira et coupa son portable avant de commencer la descente. Sur les parois de cette galerie se succédaient des portraits plus horribles les uns que les autres, montrant sans doute les ancêtres de Monsieur Sheep, tous liés par les mêmes traits remarquables, qu’Heiseberg nota en son for intérieur: yeux globuleux, dents pointues, cheveux rares. Il parvint à une porte ancienne qu’il tenta sans succès d’ouvrir. Il frappa et eut pour réponse un “Qui est-ce?”, prononcé par la voix qu’il avait déjà entendue.
Heinsenberg se força à sourire - que penserait de lui son client s'il découvrait que, sous son masque de sang-froid, il était glacé et terrifié par le noir et l'inconnu? La serrure grinça, la porte s'écarta, poussée par une main vieille, parcheminée, crochue. Heisenberg baissa les yeux et vit enfin le maître de maison, un homme petit, enveloppé dans une robe de chambre écarlate, trop grande pour lui, le visage triste, une lueur inquiétante au fond des yeux.
Derrière le vieillard, Heisenberg distingua une vieille table de billard français, recouverte de piles de livres. Sur le mur de gauche se trouvait une immense carte du monde, où des trajectoires étaient représentées par des fils rouges tendus entre des clous. Sur le mur de droite, des masques de théâtre japonais. Au centre de la pièce, le vestige d'une statue ancienne, dont il ne restait que le pied droit, haut de deux bons mètres. Monsieur Sheep attrapa Heisenberg par le coude et le tira à l'intérieur, puis regarda furtivement dehors, comme pour s'assurer qu'il n'avait pas été suivi. Rassuré, il claqua la porte et la ferma de deux tours de clef. Il indiqua au gendarmer retraité un fauteuil, enfoui sous des livres et des magazines, que, d'un pas vif, il s'empressa de déplacer pour faire place nette à son invité. Heisenberg s'assit.
Monsieur Sheep marcha lentement, de long en large. Il avait à la main un bracelet de billes de bois qu’il entrechoquait avec nervosité. Il marmonnait, grommelait, puis soupirait. Enfin, il se tourna vers Heisenberg et dit: “Je vis reclus, drapé dans une tristesse infinie, mais me croiriez-vous si je vous disais qu’il y a encore quelques années, j’étais la figure même du courage?”.



(à suivre)

David M.

TEAM ONE - PAGE 2 - Dragon Ash

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 11 à 16 écrits par Dragon Ash forme la page 2 de son texte.]

Wright était encore coincé dans les Ormes sur le Fleuve, niveau complexe et traître du jeu du Livre où traînaient des bandes de nautonniers nains aux questions vicieusement platoniciennes. Non, il n'avait pas croisé Shark ces derniers temps. Leur dernière partie avait tourné à la bataille rangée.
"Ta copine m'a envoyé un double et j'ai dû investir tout mon crédit en cantharides pour renvoyer ce fichu Doppelgänger à ses chères études.
— En cantharides ? fit Arrow, distrait. Ce n'est pas un excitant sexuel, ça ?
— Si, justement. Mais au niveau où nous jouions — Odyssée, si mes souvenirs sont bons, ça les affole et les voilà bons pour les sirènes. Les vraies, les féroces, les cannibales, pas tes gentilles femmes-poissons à la Andersen.
— Ah."
La brebis s'était couchée sur le flanc, ronflait doucement. Sur le plafond, Etsuko elle aussi avait fermé les yeux, toujours silencieuse.
" Wright… Tu es passé par la Tour, récemment ?
— Non, pas pu. C'est niveau Zeus, cher ami. Cinq degrés au-dessus des Ormes. Pourquoi ? Shark n'y est pas déjà, quand même ?"
Shark, Etsuko Shark. Eve Etsuko Shark. Eve Etsuko Bloody Effing Kagi Shark. Le souvenir lui sectionna le cœur en deux d'Etsuko à l'aéroport de Denver, mâchoires serrées, regard fulminant.
Il sanglota sans retenue : pas de doute, ça faisait du bien. Wright était reparti lutter contre les nabots malfaisants des Ormes. Ledoux ne fut pas d'un plus grand secours. Plus douée que Wright, elle était déjà parvenue au lugubre niveau des Ramasseurs d'Os, mais de son passage en Zeus ne se souvenait que d'une partie avec Edison Chen, un joueur qu'Arrow avait croisé maintes fois. L'espion de la plus haute tour, ça n'était pas lui. "Et Shark ?
— Pas vue pas prise, mon petit Icare."
(Icare était, en hommage à son père, le nom d'Arrow dans la Maison.)
"Tu devrais en parler à Edison.
— Je lui laisserai un message."
Il alla fermer la lumière dans le labo, ne gardant pour tout éclairage que celui bleuâtre et rassurant que l'écran de l'ordinateur dispensait. Plus obscures, les lueurs des machines qui enregistraient les divers signes vitaux de Deirdre. Le visage d'Etsuko s'était sans doute fondu dans les ténèbres : il ne leva pas les yeux et discuta longuement avec Ledoux — à ce qu'il en savait, informaticienne au Tribunal administratif du Québec.
"Ledoux… vous êtes mariée ?
— Je vis en couple. Drôle de question, cher Icare."
Il eut honte, après coup, de n'avoir su lui dire qu'il voulait, dans la nuit que ne peuplaient que machines, bêtes endormies et spectres muets, ouvrir son cœur à un être humain. Bah.
***
"Ai no Kabaretto, j'écoute.
— Katsu ? C'est Jo. Vous avez de la place ce soir ? On passerait bien à trois.
— Non, ce n'est pas Katsu. Oui, on a de la place. Enfin, pour le moment. Jo comment ?
— Tu verras. On s'connaît, j'suis sûr. J'aurai mon tee-shirt Love the Shoggoth. Vous avez des beignets de poulpe ? Et de la bonite séchée ?
— Comme d'habitude. À tout à l'heure, Jo, alors."
Kagi Etsuko, cigarette au coin des lèvres, sort dans la ruelle, une bouteille de bière à la main, le portable glissé dans la poche de son tablier noir ; s'adosse à la porte de bois peint du plus petit bar de tout Golden Gai, Ai no Kabaretto, Le cabaret de l'amour. Sa sœur — légitime propriétaire de l'établissement — a coutume de dire qu'on n'y logerait pas trois chats. Dans une heure, les néons du grand magasin Aokai, tout proche, se mettront à clignoter : blanc bleu violet bleu blanc violet vert vert vert blanc bleu violet etc. C'est l'ordre. Les trois chats se battront pour entrer. Kei-chan et Etsuko se marcheront sur les pieds derrière le comptoir. Les murs trembleront sous l'effet de la musique et des conversations braillées. Katsu arrivera avec vingt minutes de retard : "Etsu-chan, Kei-chan, désolé ! J'avais perdu mon passe.
Etsuko fume des cigarettes chinoises dont l'odeur évoque celle du carton brûlé. Elle s'y est remise dès le lendemain de son retour à Tokyo, grâce à Daisuke, chez qui elle vit de nouveau. Sur la terrasse, au-dessus d'un bosquet de cryptomères aux troncs maigres, il lui a offert une Peace en marmonnant d'absurdes excuses sur le passé qu'il fallait oublier et le calumet des Indiens ; fugitivement, elle a pensé au laboratoire, à ses habitants — qu'elle s'est vue aussitôt noyer dans un baquet : oui, noyer, et le couvercle, et la corde, et hop au fond de l'eau : adieu, vous êtes morts. Daisuke lui a passé la main dans les cheveux, l'a embrassé plutôt maladroitement, elle l'a repoussé, c'est trop tôt. Mais le bonheur à fumer au-dessus des rues basses, en exhalant la fumée par les narines tandis que le ciel tourne à la nuit, ça !
Les ampoules colorées du Big Blue Red Yellow s'allument à sa troisième cigarette. Etsuko finit sa bière. Une femme passe avec deux chihuahuas en laisse.
Kagi-san !"
Etsuko lève les yeux, des deux petits chiens au regard d'obsidienne au visage de la femme, exagérément maquillé.
"Anna Park. Vous ne vous souvenez pas ?
— Mais bien sûr, ment Etsuko.
— Je sors les petites", annonce Mme Park.
Les pattes maigres des chiennes tremblent. Elles portent toutes deux un manteau de laine verte. Sur l'un, en boutons rouges, on lit Buffa et sur l'autre, en noir, Seria. Mais oui. Etsuko hoche la tête, pensive. Cette Mme Park, elle l'a croisée dans l'avion qui l'emmenait loin de…
"Mais c'est donc que vous chantez à Tokyo ?" demande-t-elle, poliment.
Mme Park est cantatrice. De Londres à Tokyo, elle a eu le temps de raconter à Etsuko l'essentiel de sa carrière, revue et corrigée, sans doute.
"La semaine prochaine, chère enfant. Du contemporain, s'il vous plaît. Une création mondiale. Je vous en avais parlé ?"
Etsuko se souvient vaguement d'un opéra sur Guantanamo, avec chœur des esprits indigènes, Che Guevara en Sedgway et puissances supérieures du monde se vantant de leurs turpitudes respectives.
"Je chante le rôle de la justice. Non seulement elle est aveugle, mais elle est également sourde et muette. Il a fallu que j'apprenne à chanter comme les sourds-muets apprennent à parler. C'est étrange. Je suis vêtue d'une burqa noire et je porte un dé géant sur le dos, comme ce petit personnage de la Tentation de Saint Antoine. Vous savez ?"
Non, Etsuko ne sait pas. Elle invite la femme à prendre un verre de vin de prune au Cabaret de l'amour qui, la nuit tombant, ne va pas tarder à ouvrir ses portes.
Quelques verres d'umeshu plus tard (celui du Cabaret, que confectionne amoureusement la volubile Keiko, la sœur aînée d'Etusko, titre à plus de 16°), Mme Park est prêt à chanter ce que l'on veut. Et pourquoi pas ? Dotée d'une voix de soprano qu'elle rapetisse à la taille du minuscule établissement, elle susurre quelques rengaines coréennes et japonaises a capella tandis que les sœurs Kagi préparent boulettes et beignets dans la cuisine, séparée des quatre tables de l'établissement par un comptoir en bois blanc dont l'angle est particulièrement dangereux les soirs de beuverie. C'est à dire quatre soirs sur cinq, pour être honnête. Les chiens dorment dans un carton, sous l'évier. Keiko sanglote à chaudes larmes quand Mme Park entonne la triste valse allemande du Visage d'un autre, film que les sœurs ont vu des années auparavant, à la télévision, une nuit, avec deux garçons qui sont morts un ou deux étés plus tard en Grèce, écrasés sur une plage par des motards ivres. Etsuko hausse les épaules et accueille le premier client de la soirée, hors Mme Park — Jo, sans aucun doute, jeune abruti aux cheveux jaune paille, ce Jo qu'elle est censée connaître.


(à suivre)

Dragon Ash

TEAM ONE - PAGE 2 - Alice Bé

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 11 à 16 écrits par Alice Bé forme la page 2 de son texte.]

Salomon était déchiré. Il aurait voulu l’emmener très loin, et en même temps s’enfuir, tant il se sentait insignifiant, un immonde cafard face à cette apparition foudroyante. Mais elle était bien là, en train de lui demander quelque chose, il n’avait pas compris, son cerveau s’était endormi, et voilà encore le regard vide, le poisson mort, comment lui montrer ce feu qui brûlait en lui ? En fait, elle voulait simplement savoir si le jardin appartenait ou non aux maîtres de maison…
Il bredouilla que oui et que les propriétaires étaient ses cousins. Souvent, quand ils étaient enfants, ils organisaient des chasses au trésor parmi les buissons, mais récemment M. et Mme Aleichem (David était le cousin germain de Salomon du côté de son père) avaient dit au gouvernement qu’ils étaient prêts à mettre leur terrain à disposition si besoin. La jeune femme dit que c’était là un beau geste, en agitant son poignet orné d’un beau bracelet en écaille de tortue. Elle dit que le jardin était magnifique, sauvage, comme une lande d’Ecosse où paissent des troupeaux de moutons. Salomon, rendu un peu perplexe par cette comparaison inattendue, la regarda avec des yeux ronds.
Puis il vit son cousin David s’approcher. Son regard était clair : il était temps pour Salomon de quitter le manoir pour retourner dans son triste immeuble gris. Cendrillon des temps modernes, il se résigna à aller se coucher. Il n’avait même pas de carte de visite à laisser à la jeune femme ! Non, vraiment, il n’était bon à rien. Il se sentait misérable, petit cloporte sans importance, poisson aux yeux vitreux, qui garderait pour toujours, verrouillée dans son cœur, la question qu’il brûlait de poser : « Mais qui êtes-vous ? »
Il rentra donc chez lui ; le reste de sourire qui animait ses lèvres n’avait rien de commun avec l’expression morne de ses yeux. Au bout d’une longue marche dans le froid, il poussa la porte d’entrée de son immeuble, aux gonds rongés par la rouille. Il s’apprêtait à entrer dans son appartement, quand il sentit une main sur son épaule. Il se retourna. C’était sa voisine, Mme Cohen, une femme d’une quarantaine d’année qui en paraissait bien plus, comme ces arbres des villes prématurément usés par les gaz des voitures. Ses cheveux frisés et fins moutonnaient autour de son visage aux traits tirés. Elle pria Salomon de bien vouloir passer chez elle. Elle avait quelque chose à lui dire. Il ne pouvait refuser, et s’achemina sous la lumière blafarde de l’ampoule du couloir.
Il la connaissait bien, cette brave dame, et même, de temps en temps, lorsque son fils, un mauvais gars, sortait le soir en la laissant seule, Salomon lui tenait compagnie. Ils jouaient au trictrac, aux dés, et se racontaient des histoires, se rêvant dans des pays lointains. Mais cette fois Mme Cohen ne cherchait pas à s’évader dans des pays magiques. Elle avait les pieds bien sur terre, et l’expression de son visage, loin d’être enjouée à la perspective d’une soirée entre amis, était morne et triste. Elle ouvrit la porte de chez elle, et fit entrer Salomon, dont le regard se porta instinctivement sur le chandelier à sept branches qui ornait la cheminée où crépitait un feu agonisant.
Il la suivit lentement, à pas de tortue, dans le salon étroit et sommairement meublé. Il ne voulait pas s’asseoir, ne voulait pas se voir entraîner dans une histoire qui n’était pas la sienne, servir de boussole à une femme qui ne savait plus où se tourner. Mme Cohen lui proposa un thé, des fruits, mais il refusa tout. Dans sa tête, les secondes s’écoulaient comme sur un boulier, avec un bruit infernal. Il revoyait sa discussion avec la fée aux cheveux d’or, sa propre incapacité à tenir un discours cohérent ; mais devant lui, au lieu du visage lisse et lumineux de la jeune femme, se trouvait celui, vieux et usé, de sa voisine, qui lui disait : « Ils ont arrêté mon fils ».

(à suivre)

Alice Bé

TEAM ONE - PAGE 2 - FG

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 11 à 16 écrits par FG forme la page 2 de son texte.]

Sans plus attendre, je rentre à l'hôtel, j'allume mon ordinateur et je prends un billet de retour. J'ai le cafard, je veux rentrer. Le soir, je pense sortir, profiter quand même un peu de ce voyage. Mais il se met à pleuvoir, un orage violent et interminable. Je reste dans ma chambre, et je m'endors devant la télé. Je fais un rêve où je porte un costume de pompier, alors que des poissons rouges flottent autour de moi dans un vaste mouvement circulaire. De temps à autre, l'un d'entre eux s'arrête, me fait face, et me pose une question, toujours la même : « Où va l'arbre ? Où va l'arbre ? »
Je me réveille très brusquement, et j'éprouve une sensation de vertige, comme si je tombais très lentement dans un espace vide et infini. Je sais qui est l'homme inconnu ! Je revois l'audition, le spot qui m'empêchait de voir le jury. Est-ce mon rêve qui m'a rappelé ce souvenir ? À un moment, alors que je lisais mon texte, une dame vêtue d'une toge, une épée à la main, est passée devant le spot, et, l'espace d'une fraction de seconde, les visages de ceux qui m'observaient m'est apparu : une femme au cou très court, comme si elle essayait de faire rentrer sa tête entre ses épaules ; un homme obèse et barbu ; et Tristan Argus, le fameux réalisateur – l'homme que je cherche.
Argus ! C'est donc Argus ! Le réalisateur d'"Un poisson dans l'eau" ; de ce film dont j'ai oublié le titre, et dans lequel deux potes grimpent au sommet de la tour Montparnasse par les escaliers ; de "Papiers d'identité" ; tous ces films mortellement ennuyeux et immensément populaires. Argus ! Cet homme prétentieux, arrogant ! Ce scarabée à la carapace d'or ! Mais que peut bien voir Reinette en lui ? Pourquoi s'intéresse-t-elle à lui ?
Alors, soudain, je me souviens que je n'étais pas venu aux États-Unis pour y trouver Argus, mais dans l'espoir d'y voir Reinette. Serait-elle ici, à Los Angeles ? J'entends mon téléphone qui sonne – un autre texto.
Je bondis de joie et me précipite sur mon téléphone. Le premier texto m'avait donné les moyens de découvrir l'identité de l'inconnu ; celui-ci me dira peut-être où se trouve Reinette ! Mais ma joie se dissipe en une fraction de seconde. Je ne comprends rien à ce message : "Le mouton paît sous l'arbre à mains, le chat mange sous l'établi." Pendant quelques minutes, je fixe l'écran de mon téléphone, complètement découragé. Qu'est-ce que cela peut bien signifier ? Je vais revoir le premier message, dans l'espoir d'y trouver un indice – et soudain, j'ai compris ! Je sais où il me faut aller !
Le message précédent avait mis les premières syllabes en majuscules. En prenant les premières syllabes de ce message, on obtient : Moussart, Chablis. Reinette et moi (et trois autres amis) avions loué, il y a cinq ans, une maison tout près de ce village. Je garde un souvenir particulièrement heureux de ces vacances : nos courses pieds nus dans la neige, le petit feu d'artifice que nous avions improvisé avec des pétards, la pièce de théâtre que Reinette et Jean avaient écrite et jouée pour nous. Je n'ai plus de temps à perdre. Je ferme mes valises, je rends ma clé à la réception. Devant l'hôtel, un de ces taxis verts et orange de la compagnie 777 semble n'être là que pour moi. Je m'y installe et m'écrie : "To the airport !" Le chauffeur est haïtien, et quand il entend mon accent il répond, tout heureux de parler français : "Nous allons filer comme une flèche, monsieur !"
Le taxi démarre avec enthousiasme, mais doit ralentir dès que nous arrivons sur la freeway : un de ces fameux bouchons de Los Angeles. Bumper to bumper, nous n'avançons guère, j'ai tout le temps de réfléchir. De toute façon, mon avion ne part que dans six heures, je ne suis pas inquiet. Je repense à ce séjour en Bourgogne ; il y avait moi, il y avait Reinette, évidemment. Boulier aussi était là, et Cardinal, ce grand maladroit qui parle toujours à tort et à travers. Mais qui était le troisième ? Je réfléchis, je me gratte le crâne, rien à faire. Un blanc. C'est un nom en L, il me semble. Je réfléchis encore plus. Je revois la vieille maison tout entourée d'arbres, je vois la grande cuisine avec son énorme table de bois massif. Boulier, qui rit tout le temps ; Cardinal, qui nous insulte tous à tour de rôle et sans jamais essayer. Mais l'autre, le troisième ? Rien à faire, pas moyen de le replacer.

(à suivre)

FG

TEAM ONE - PAGE 1 - Dragon Ash

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 1 à 10 écrits par Dragon Ash forme la page 1 de son texte.]

Une seule hypothèse, Deirdre avait avalé la clef. Il avait fouillé le laboratoire dans le moindre recoin. Et la cage de la brebis. Elle le regarda de ses longs yeux sages. "J'ai tout mon temps", maugréa-t-il en rallumant l'ordinateur. Ses faux amis du Jeu du livre l'attendaient, dans les sphères immobiles au-delà du monde. "Le diable en huit", proposa-t-il. La brebis avait posé le museau contre les barreaux, visiblement mélancolique. "On le pose à la tour", répondit celui qui jouait sous le nom de Bee. Arrow tendit la main vers le front de Deirdre, caressa le poil soyeux. "Je ne t'en veux pas. Mais passer la nuit enfermé ici…"
La partie dura trois heures. Arrow perdit. Dans le laboratoire sans fenêtres qu'éclairaient des néons pâles, il fit lever une fausse lune derrière un faux cerisier, ainsi qu'en son jardin. Rien d'intéressant à la télévision — une adaptation de Robinson Crusoë par un dramaturge vénitien. La brebis dormait debout. Arrow ne trouvait pas le sommeil. Compter Deirdre ? C'était idiot, ne pouvait faire rire que lui. Il avait faim, maintenant, à force de contempler la brebis, ses mamelles qui gonflaient les jours de pleine lune. Dans le réfrigérateur du laboratoire, il trouva, entre quelques éprouvettes, une pomme et une tranche de rainbow cake, confectionné — méfiance, songea-t-il avec un large sourire — par son collègue Andrew Mad Hunter, chamane à ses heures. Il se demandait dans quel ordre dîner — la pomme d'abord, le gâteau ? — quand son portable sonna.
La voix était rieuse, l'accent chantant. "Docteur Arrow ? Je vous recommande la pomme. Mâchez le gâteau avec prudence : qui sait ? Il pourrait vous donner la solution de bien des choses. — Bon Dieu de bois, qui êtes-vous ? D'où me regardez-vous ? — De la plus haute tour", se moqua l'autre, dont il était difficile de déterminer le genre. "Mais encore ? fit Arrow, sec. — La prochaine fois, jouez la Lune", continua l'insolent. Lente. Le docteur haussa les épaules : un plaisantin (quel était donc le féminin du terme ?) de la Maison, surnom affectueux donné au Jeu du livre par ses adeptes. Deirdre n'avait peut-être pas mangé qu'une clef. Dans ses yeux de brebis mutante, brillait — qui sait — une caméra bionique ? Arrow s'agenouilla devant la bête, lui caressa longuement le front, qu'elle avait, sous la laine, bosselé. "Dis-moi, Deirdre. C'est toi qui livre mes secrets à ceux de la Maison ? — Bêêê", répondit-elle sans surprise. Idée sotte, injuste, songea bientôt Arrow en avalant le rainbow cake, parfumé à la rose, cette fois-ci. Jouer la Lune — oui, il y songerait à la partie suivante, celle qu'il ne manquerait pas d'entamer avant le matin, et la délivrance. Les nuits, hélas, étaient propices à une songerie de mauvais aloi. Le cake à la rose eut sa part dans les tourments d'Arrow, qui revécut dans l'effroi les moments les plus moroses de son enfance. Son père, ancien parachutiste lakota, qui se prenait pour le John Wayne de L'homme tranquille ; sa mère, astronome, fille d'une serveuse de bar snoqualmie du Golden Egyptian de Vegas, ne s'étaient jamais entendus. Pour que l'enfant, unique pendant sept ans, ne puisse comprendre leurs interminables disputes, ils s'enguirlandaient en navajo. "Lee chaa i", gronda le docteur. La brebis fut agitée d'un long tremblement.
Dans un autre temps, voulut la rassurer Arrow, tu vivrais libre sur la lande irlandaise — ou écossaise, c'est comme tu veux, loin de toute cette comédie qui, je te l'accorde, n'a rien de très glorieux. Je te réciterais du Robert Burns, ce serait rigolo. Loin des regards inquisiteurs, tu pourrais vivre ta vie de brebis, mutante ou pas. J'aurais une maisonnette à proximité, je…" Un hoquet inopportun le contraignit au silence. Une image, lentement, était apparue sur le plafond, magnétique. Kagi — Kagi Etsuko. C'était bien son visage aux joues creuses, ses yeux immenses où brillait toujours une flamme dangereuse. Le professeur Kagi, après le raz-de-marée du 11 mars, avait pris six mois de disponibilité pour travailler sur les conséquences des radiations dans la zone de Fukushima. Elle envoyait de temps à autre au labo des messages fiévreux où il était question de pectine et de mutations aléatoires des végétaux. Elle réservait à son collègue Arrow des communications plus cryptiques qu'il lui fallait déchiffrer, non sans peine, avec deux livres qu'il lui avait offerts l'année précédente, La pyramide de feu, d'Arthur Machen, et Les Montagnes hallucinées, de l'horrible Lovecraft. Arrow ferma les yeux. "Etsuko, reviens par des moyens ordinaires. Je ne discute pas avec les corps astraux."
À moins qu'Etsuko fût morte ? "Allons bon, raisonna le docteur à haute voix. Je te rappelle, l'ami, que tu viens de manger le gâteau magique de ce plaisantin de Mad Hunter. Le diable sait ce qu'il y a fourré." Cependant le grand visage inquiétant d'Etsuko flottait encore au plafond. Chose admirable, Deirdre le contemplait également. Arrow ralluma l'ordinateur, dont l'écran, par malheur, représentait une procession de renards fantômes, présent du professeur Kagi (Oui, ils avaient été amants, le seraient encore si Etsuko n'avait pas quitté le laboratoire). Etusko elle aussi fréquentait la Maison, sous le nom d'Eve Shark, référence obscure à un groupe de rock tokyoïte dont son frère avait été le batteur, avant de choisir une voie plus sage. "Brebis, tu n'aurais pas mangé quelques miettes du gâteau, dis ?" Il coupa la pomme en quatre, en attendant l'ouverture de la Maison. Le visage désincarné d'Etsuko les contemplait tous deux — l'homme, la brebis — avec un sourire. Eve Shark n'était pas en ligne, mais Arrow retrouva deux compagnons familiers, Wright et Ledoux.


(à suivre)

Dragon Ash

TEAM ONE - PAGE 1 - Louis Butin

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 1 à 10 écrits par Louis Butin forme la page 1 de son texte.]

Voyeur vicieux, superstitieux, il vivait seul chez sa mère. « Pauvre agneau… Je suis égaré et je tâtonne en vain la face du monde… où sont les prochains signes de Dieu ? », geignait-il en feuilletant sa Bible. Mélancolique, cerné de pensées inavouables, le pauvre agneau se faufilait jusqu’au seuil de la résidence de sa voisine, forteresse de plain pied sur herbe rase. L’esprit ardé, hanté, en lui bourdonnaient le simoun, le chinook et le sirocco. Là, épiant de tous côtés dans la pénombre d’une lune effilée, il examinait les moindres indices d’une présence étrangère, tour à tour anxieux et exalté. Tiens ? Sous le vieux marronnier : l’empreinte d’un autre rôdeur ?
Les fruits morts jonchaient le sol sous la frondaison qu’il eût dans son enfance plaisamment imaginée tepee. En ces nuits de jadis, il aurait entraîné sa voisine dans des jeux de rôles et d’alphabet corporel. Comme il enviait la communication facile des enfants ! Soudain, il le vit : l’autre se tenait là, dans un rayon de lune, au pied du château de la princesse, prenant à la dérobée des photographies avec son téléphone portable, l’odieux personnage ! Un mot lui vint aux lèvres comme une cerise dodue : doppelganger. Et il aurait voulu le cadenasser, ce mot accusateur, au fond de son esprit. Il tomba à genoux et récita, balbutiant, des extraits du psaume de David, de ces extraits qu’il transcrivait des nuits entières à la lueur des bougies, dans le faisceau d’une loupe : « Éternel ! Conduis-moi dans Ta justice, contre mes ennemis. Couche les herbes sous mes pas ! Nous… Nous célébrons Ton nom et cependant Tu nous repousses, Tu nous couvres de honte… » Et reniflant : « Tu nous livres comme des brebis à dévorer, Tu nous disperses parmi les nations », gémit-il.
À peine eut-il prononcé cette prière qu’il fut pris de confuses hallucinations : il était un des enfants d’Israël fuyant l’Egypte, franchissant les eaux de la mer Rouge ; il était un des rois mages suivant l’Étoile ; il était Jacob combattant l’Ange au pied de l’échelle… Il était… Il était David, et son projectile touchait l’Ennemi en plein front ! L’Un le soutenait dans son combat, personne ne devait découvrir ses secrets. Dans son duel auprès de la résidence de l’aimée, il l’emportait sur l’autre et sur lui-même. Dieu avait guidé sa main, lui avait fait repérer le monticule de pierres décoratives dans le jardin, lui avait fait reconnaître celle qui se cale le mieux dans la paume et dans la pénombre avait conduit le projectile jusqu’à la tempe du coquin. Et maintenant tout semblait dénoué, fluide : une clé gisait à côté du corps.
« Hhh… Ouille ouille… Qu’est-ce que ?... »... gémit le géant terrassé.
Alors, notre vengeur intrépide entama son chant de gloire, avec des trémolos d’émotion :
« Comme Yaveh fit s’abattre sur Pharaon et ses sujets les plaies d’Egypte, comme sa colère déchira les cieux pour les emporter dans les eaux de la mer Rouge, Il m’a mis, et ce n’est pas un hasard, sur ton chemin, Il a décidé de ton châtiment, Ô voyeur impénitent ! Contre les fruits corrompus de ton péché, j’oppose mon feu purificateur ! » Et ce disant, il se saisit de la clé.
Par ce moyen, il entra dans la maison plongée dans le noir complet. Il avait retiré ses chaussures afin de ne pas faire plus de bruit qu’un esprit familier. Ces lieux inconnus lui inspiraient un amour nouveau. Dans le salon un grand aquarium fluorescent où l’eau clapotait gentiment dégageait les ombres du mobilier. Des poissons colorés évoluaient parmi les bulles luisantes. Un poisson jaune et bleu s’était fait un gîte dans une pyramide en résine.
Au milieu du salon, Jean-Jesus se sentait le corps arrosé d’émotions scintillantes : il était chez elle.


(à suivre)

Louis Butin

TEAM ONE - PAGE 1 - David M.

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 1 à 10 écrits par David M. forme la page 1 de son texte.]

Il posa la carte de visite sur son bureau et lança une recherche sur son ordinateur, afin d'identifier ce "Monsieur Sheep" qui le priait d'enquêter sur un vol commis par un aveugle polyglotte apparemment épris de cryptologie. Il découvrit que Monsieur Sheep était un industriel qui avait fait fortune dans le textile avant de se retirer dans un château où il vivait cloîtré. On le disait terrifié par le monde extérieur, suite à une piqûre d’abeille qui l’avait plongé dans le coma, à Java. Après son rapatriement en France, il avait sombré dans la dépression. Dans la lettre qu’accompagnait la carte de visite, Monsieur Sheep expliquait qu’une nuit, complètement désorienté, il s’était réveillé, à quatre heures du matin, pieds nus, dans la forêt de son château, toujours en proie à la plus profonde dépression, mais trouvant quelque espoir dans un projet scientifique inédit.
Il avait alors téléphoné à un de ses hommes de main, et lui avait raconté son rêve, où il était question d’Alan Turing, de George Méliès et de Geronimo. L’homme avait noté, sous sa dictée, les divers détails de ce projet spectaculaire. L’appel avait duré sept heures. Monsieur Sheep en garderait le souvenir longtemps, sous la forme d’une laryngite chronique. Cette invention devait être du plus grand secours aux services de renseignements dans leur combat contre les agents de l'ombre qui cherchaient à pénétrer nos forteresses numériques, à empoisonner nos fidèles espions, à hâter l'arrivée du Grand Soir, à briser nos secrets! Revenu chez lui, Monsieur Sheep avait prié l'homme qu'il avait au bout du fil de déposer dans un coffre ce qu'il avait transcrit de cette vision géniale.
Monsieur Sheep priait Heisenberg d’enquêter sur le vol de ce secret, la justice de notre pays s’étant révélée, comme à son habitude, impuissante, sans imagination, terriblement provinciale devant la nature essentiellement internationale de cet obscur complot dont la seule figure tangible avait été cet escroc aveugle qui l’avait dévalisé, lui, de ce qu’il fallait bien considérer comme la fleur de son esprit - voire, la fleur de l’esprit de notre temps.
Heisenberg approcha la lettre de la lumière et vit apparaître une pyramide en filigrane. Il poussa un profond soupir. Quand il avait quitté la gendarmerie, il n’espérait certes pas un parachute doré, ni une retraite confortable. Mais il ne se doutait pas que sa bonne étoile l’abandonnerait ainsi, le contraignant, pour éviter de dormir sous les ponts, à accepter ces missions farfelues, ces enquêtes que lui confiaient complotistes, paranoïaques et ufologues divers. Il aurait pu déménager, vendre le manoir des Heisenberg et vivre de sa pension, débarrassé de ceux qui le fatiguaient et qu'il nommait, en retour, "ses fatigués". Il regarda alors autour de lui: le panoramique dévoré par l'humidité, le plancher pourri, le cuir rongé de son fauteuil. Il reprit la lettre. Oubliant son auteur pour ne voir que son énigme, il sourit: quelle serait la clef de ce mystère?
Pris d’une soudaine inspiration, il se leva, prit les clefs de sa voiture et une pomme qui ferait son déjeuner. Il regarda le feu dans l’âtre. il se dit que cette mission lui permettrait de restaurer la cheminée. Il repensa à la pyramide et, se souvenant qu’elle n’avait que trois côtés, il s’apprêtait à saisir sur sa bibliothèque la monumentale Introduction au symbolisme de Cavendish et Esoki, mais arrêta son geste et se souvint de ces mots mille fois répétés par ses chefs: “Entendre la victime, il faut entendre la victime avant toute autre chose!” Il partit pour le château de Mister Sheep.
Il donna un dernier coup d'accélérateur, engloutit la dernière bouchée de sa pomme, et arriva enfin à destination. Devant lui apparut un paysage empreint de magie. Derrière l'imposant portail en fer ouvragé, qu'ornait une pyramide à trois côtés, il voyait une fontaine de pierre blanche, où canards et poissons, dans un subtil ballet aquatique, se croisaient sans jamais se toucher. Il sonna.


(à suivre)

David M.

TEAM ONE - PAGE 1 - Alice Bé

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 1 à 10 écrits par Alice Bé forme la page 1 de son texte. Des corrections ont été apportées au jet initial.]


Un soir qu’il se trouvait tranquillement chez lui, au lit, en train de lire, M. Aleichem fut surpris d’entendre un bruit de clé qui semblait provenir de sa porte. Disant adieu aux moutons qu’il s’apprêtait à compter paisiblement, il s’arma de sa canne et s’approcha à pas feutrés du trou de la serrure. Mais il avait dû rêver, car tout était silencieux. Il vérifia tous les verrous, se cloîtra comme une princesse en sa tour et retourna au lit. Les moutons, eux, ne revinrent point : il sentait son cœur battre la chamade, il lui semblait entendre des bourdonnements, il était totalement désorienté et se mit à craindre pour sa vie.


Au bout d’un moment, il se leva, alla à sa fenêtre pour se calmer en contemplant le paysage. La lune luisait au-dessus des arbres, M. Aleichem sentait sous ses pieds nus les rugosités familières du parquet, mais il n’était toujours pas rassuré. Tout à coup, son cœur fit un bond : il lui semblait avoir aperçu, l’espace d’un instant, l’ombre blanche d’un visage traverser le jardin. Lorsque, le lendemain matin, sa concierge l’appela pour lui proposer de l’aider à faire ses courses, il refusa, encore perturbé par les événements de la nuit. La vision de ce masque nocturne avait fait remonter en lui tant de souvenirs, tant d’émotions enfouies. Il sentait que son esprit avait besoin de temps, pour pouvoir une fois encore effacer cette image, le visage de cette sirène, de cette Lorelei qui l’avait mené à sa perte. Depuis près de soixante ans, elle le hantait, à chaque fois, il la chassait. En vain.



M. Aleichem l’avait rencontrée chez des cousins, dans un manoir cossu de la banlieue parisienne, à une époque où il n’était que Salomon, le parent pauvre, celui que l’on regardait avec compassion et un soupçon de mépris. Elle, elle l’avait remarqué, l’avait entouré de son mystère et de sa blondeur. Il s’était laissé emporter, et, au début, n’avait pas voulu percer ses secrets.


Ce soir-là, il l’avait d’abord aperçue, de loin, comme par effraction, au milieu d’une foule élégante et compacte. Il avait longuement hésité à l’aborder, pour finalement décider que c’était inutile. Il s’était réfugié sur le balcon pour observer la pleine lune qui illuminait sereinement le jardin. Et là, Salomon avait cru voir sa fée blanche et blonde, recevant une fleur d’un inconnu dont le visage restait dans l’ombre. Comme il était éloigné du sien, ce monde de richesse et de lumière ! Comme elle lui semblait loin, cette étoile aux cheveux d’or ! Il lui aurait fallu, pour l’atteindre, une échelle aux innombrables barreaux, une flèche tirée par Samson lui-même, un pont de mille pierres courant vers l’autre rive. Salomon n’avait rien de tout cela. Parachuté dans un monde qui n’était pas le sien, il ne pouvait compter que sur le hasard pour se rapprocher un tant soit peu de cette apparition.


Revenu dans le salon, il se plaça dans un coin et se mit à observer avec attention les quelques petits fours qui gisaient, abandonnés, sur une table. Les serveurs avaient cessé de s’agiter dans tous les sens, les cousins commençaient à s’impatienter face à l’obstination des derniers invités. Mais Salomon ne voulait pas partir, ne voulait pas quitter ce petit paradis pour retourner dans sa chambre sombre et humide, où il risquerait de croiser ses voisins, d’entendre leurs plaintes et leurs lamentations, sur la manière dont on traitait les juifs de nos jours, sur leur fils qui avait été battu à la sortie de l’école. Non, tout ça, il n’en voulait pas. Pourtant, il lui faudrait bientôt s’en aller. Il tâta mélancoliquement sa clé dans la poche de son veston. La chance ne lui sourirait probablement pas ce soir.


Mélancolique, il s’approcha du feu, tentant par tous les moyens de repousser le fatidique instant du départ. Il regardait les moulures étranges qui entouraient la cheminée, de petites choses coniques qui n’avaient rien à voir avec le classicisme haussmannien du reste de la maison, quand soudain, il entendit une voix suave qui lui demandait s’il connaissait bien les propriétaires. Il s’immobilisa, comme frappé par la foudre, feuilletant les pages de son cerveau à la recherche d’une réponse adaptée. Il finit par bredouiller « Oui », sans même se tourner vers celle qu’il n’avait pas besoin de voir pour être sûr de la reconnaître.



(à suivre)

Alice Bé

TEAM ONE - PAGE 1 - FG

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 1 à 10 écrits par FG forme la page 1 de son texte. Des corrections ont été apportés au jet initial.]

Par une nuit de brouillard, une de ces nuits si sombres que l'on peut se perdre même en traversant les lieux qui nous sont les plus familiers, j'attends, dissimulé derrière le tronc d'un arbre. Je l'avais vue discuter avec un inconnu, j'avais observé ses rires forcés et ses petites moues séductrices. Quand ils sont sortis ensemble, ç'a été plus fort que moi, je les ai suivis. Ils ont marché longtemps dans les rues, puis sont entrés dans un immeuble d'allure imposante. Depuis, j'attends. Depuis des heures, j'attends. Bientôt, le ciel pâlit, le brouillard commence à se dissiper, le soleil se lève. Des gens, des foules de gens, tous identiques les uns aux autres, se mettent à passer devant moi et à s'engouffrer dans le métro. Ils vont travailler, je suppose. Je me sens seul au monde.
Luttant contre la mélancolie, je décide de rentrer chez moi. Je me mets au lit, mais je ne parviens pas à m'endormir. J'allume, prends un livre. Rien à faire. Une seule pensée m'obsède : qui est cet inconnu ? Il me semble vaguement l'avoir déjà vu quelque part. Je me relève, je vais à mon bureau, j'allume mon ordinateur. Google me donnera peut-être la clé de l'énigme. Et soudain, le souvenir me revient : j'ai déjà vu cet homme. C'était à Cannes, il y a quelques années, pendant le festival. Mais ce souvenir est trop ténu, je ne pourrai jamais retrouver avec certitude l'identité de cet homme. Soudain, je me frappe le front du plat de la main : ce n'est pas lui qui importe. C'est elle. Je décide de lui envoyer un texto et de lui proposer de déjeuner vers une heure. Je trouverai bien le moyen de lui poser quelques questions discrètes.
Mais après plusieurs heures d'attente, elle ne me répond que pour me dire qu'elle n'est pas disponible, ni le soir d'ailleurs puisqu'elle doit aller au théâtre. "On se reverra, conclut-elle, quand je reviendrai des États-Unis." Je suis indécis. Que devrais-je faire ? Aller faire le pied de grue devant l'immeuble de l'inconnu ? Surveiller discrètement la sortie du théâtre, et suivre Reinette ? Je réfléchis, je pense, mais mon indécision ne fait que croître. Je décide finalement de rester à la maison. ll finira bien par se passer quelque chose, la situation se résoudra d'elle-même.
Au moment précis où je prends cette décision, mon portable sonne. C'est un autre texto : "CAlifornia. PasaDENA." Le destinateur est un numéro caché. Qu'importe ? Voilà précisément ce que j'espérais. Demain, je pars pour les États-Unis. Je me mets tout de suite à la recherche d'un billet d'avion. Plusieurs options s'offrent à moi, et me voilà à nouveau complètement indécis. Finalement, je me décide. D'abord un avion jusqu'à New York, puis l'avion de nuit, celui que les Américains appellent le "Red Eye", jusqu'à Los Angeles. Voilà, j'achète. Le lendemain matin, me voici à l'aéroport. J'essaie de dormir pendant le second vol, mais je dors très mal. L'hôtesse, sympa, m'apporte des graines de tournesol.
Comprendre Los Angeles, c'est comme essayer d'atterrir en parachute au sommet exact d'une pyramide : c'est possible, mais franchement improbable. Ou, pour employer une autre métaphore, c'est comme ce jeu que l'on appelle le jeu de l'échelle : on croit avoir trouvé la ville, on a l'impression de s'approcher, et puis non, finalement, rien, quelques maisons, un "strip mall" ou deux. Mais bon, je ne suis pas venu faire le touriste, voir des stars. Je suis ici pour retrouver Reinette, la femme la plus importante de ma vie, et pour découvrir l'identité de cet inconnu. Mais d'abord, je vais me prendre une chambre à mon hôtel habituel, le Puente. Je ne m'attarde pas à l'hôtel. Je sors tout de suite et me rends à Pasadena pour y jeter un coup d'oeil. Des rues, des maisons, l'immense stade du Rose Bowl. Nulle trace de Reinette ou de l'inconnu. Je rentre au Puente d'Oro Hotel. Dans le lobby, j'aperçois une affiche : c'est un "casting call", on cherche des acteurs pour un film. Je suis irrésistiblement attiré. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis persuadé que c'est là que je trouverai la solution de l'énigme. Things are looking up.
Le casting est pour un film qui s'appellera Flashcube, et qui aura pour sujet un super-héros qui, ayant découvert la clé de l'univers, peut contrôler à sa guise la gravité. Je m'amuse beaucoup à regarder passer les figurants des films qu'on est en train de filmer dans les studios : des pompiers, des Égyptiens, plusieurs personnes habillées comme Sherlock Holmes. Finalement, mon tour arrive : on me fourre des pages de scénario dans les mains, et une dame d'un certain âge s'approche de moi et me donne la réplique d'un air ennuyé. Je n'arrive pas à voir le jury, à cause des spots. Évidemment, je lis mon texte comme un pied, et on me remercie. Une fois dehors, assis sur le bord d'une fontaine en carton-pâte, je me demande ce que je fais là. J'ai vu Reinette parler avec un inconnu que j'ai cru voir une fois à Cannes et cela m'a perturbé ; j'ai reçu un texto et sans me demander qui était le destinateur, je suis parti en Californie. Mais puisque ce voyage semble bien vouloir se terminer en queue de poisson, il est peut-être temps de rentrer à la maison. Et comme je prends cette résolution, les figurants déguisés en Égyptiens repassent devant moi. Ils sont en train de manger des sandwichs.


(à suivre)

FG

TEAM ONE - Episode 47

[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “Il ne s’était rien passé de bien extraordinaire, quand il l’avait raccompagnée. Ils ne s’étaient pas trouvés irrésistiblement attirés l’un vers l’autre, ne s’étaient pas fougueusement embrassés sur un joli petit pont au-dessus d’une rivière aux eaux limpides. Ils n’avaient pas discuté pendant des heures, apprenant tout de l’autre en se tenant timidement la main. Pourtant, M. Alecheim sait bien que c’est là que tout s’est décidé, là qu’il a vraiment fermé les yeux pour ne plus voir qu’elle, et cette petite lumière dans son regard gris.

Quelques jours plus tard, son dernier élève lui donnait congé. Salomon raccrocha la cornette du téléphone, se demandant comment il allait faire.” (Alice Bé)


(Suite de l’histoire n°2) “” (David M.)


(Suite de l’histoire n°3) “Sans me dire un mot, il s'assoit à ma table, fais signe au serveur de s'approcher. « Il nous faudra une autre table, lui dit-il, on sera quatre. » Le serveur (le petit nerveux) fait glisser la table à côté et la colle contre la nôtre. « Moi, je vais prendre le saumon en papillote », dit encore l'inconnu, sans avoir jamais regardé la carte.
– Je, euh... Qui êtes-vous ? dis-je enfin.
– Ne vous inquiétez pas, je suis en avance, les autres, ceux que vous connaissez, seront là bientôt. Il y a beaucoup de circulation, sans doute à cause de ce week-end. Les gens qui font le pont partent tôt.
Je le regarde, bouche bée. Je remarque, à le voir de près, qu'il est couvert de fines cicatrices, sur les bras, les mains. Sur la joue, une autre cicatrice, plus grande, en forme de U, semble plus récente que les autres. Toujours comme si je n'étais pas là, il sort son téléphone, le consulte quelques instants, puis le pose sur la table.
Le serveur lui apporte son plat, et se tourne vers moi. « Je vais attendre que nos collègues arrivent », dis-je.” (FG)


(Suite de l’histoire n°4) “Des bras la tirent dans la camionnette, on l’inspecte soigneusement.

« Pas de mouchards ? »

On tire son téléphone portable de son sac à main.

« Vire-moi ça par la fenêtre. »

Elle se sent toujours sous l’emprise abrutissante de la stigmergie : stop, lui dit son cortex, ne bouge pas.

Ses sens sont libres, cependant. Elle peut voir et entendre. Seulement, sa volonté et son corps se ligaturent, aussi inertes qu’un pont au dessus d’une rivière de sensations et de pensées. « N’êtes-vous pas un petit cancrelat qui court sur mes cuisses ? », fait une voix à côté d’elle. Dans la pénombre, elle distingue un sourire mystérieux. Elle voudrait questionner : « Antoine ? »

Le véhicule a dû faire demi-tour. Elle n’imagine pas comment cela a pu être possible. On l’attache à un brancard. De sa mémoire monte un chant d’indien, celui qu’elle criait aux oreilles de Jiji, quand elle le ficelait à un arbre pour mimer son sacrifice.” (Louis Butin)


(Suite de l’histoire n°5) “***

Van Doorn ne se séparait jamais de ses deux téléphones portables, l'un pour la famille, claironnait-il, l'autre, ah ! Clignement d'œil et torse soudain bombé. C'était un assez petit homme, les cheveux blond-roux, les yeux bleu pâle, les mains longues et fines. Il fondit sur Arrow qui déjeunait seul et tard à la cantine, contrairement à ses habitudes, et s'assit sans y être invité, posant les deux appareils sur la table.

— Ça n'a pas l'air mauvais, ce que tu manges. Comment va ? Ça fait des siècles qu'on ne s'est pas causé.

— Une semaine, souffla Arrow.

— C'est ce que je disais. Comment va la brebis ?

— Bien.

— Il fallait que je te voie. Un protocole à reprendre. Si tu as le temps, bien sûr.

Un des téléphones se mit à vibrer. Arrow fixa longuement l'écran, le visage pâle et pointu qui y était apparu. Des baies vitrées du réfectoire, l'on voyait la route et la haute grille du labo.

— Mais j'aimerais bien que ce soit toi. Attends… Tu permets ? Allô ? Allô oui, mon lapin. Ça ne t'ennuie pas de rappeler ? … Oui ? Mais tu… Oui ?

Une petite voix grésilla par-dessus la table. Le matin même, Arrow avait inséminé Deirdre. Du bélier, il ne connaissait que le nom, Binder, et la qualité de mutant. La semence venait d'un labo anglais.

— Ces gamins, fit van Doorn avec un sourire d'excuse en reposant l'appareil sur la table. Tu es marié, Robert ?

— Stephen, dit Arrow.

— Ah, Stephen, pardon. C'était ma fille. Dix ans. Elle est prise au conservatoire de Salt Lake. Elle joue de la harpe.

Avec une paire d'ailes blanches, se dit Arrow, las, le nez sur son poulet au curry.” (Dragon Ash)

TEAM ONE - Episode 46

[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “- Je croyais que l’on avait dit que le sujet était clos, répondit David d’un ton un peu sec.
Salomon sursauta, son doigt glissa un peu vers l’est sur le globe vert et bleu. Il avait retrouvé sa place, tout en bas, son statut de petit cloporte honteux, regardant de loin la jolie abeille aux multiples rayures qui s’affaire autour de sa belle demeure. Qu’à cela ne tienne, se dit-il. Puisque l’on ne veut plus de moi, je ne vais pas m’imposer plus longtemps. Après tout, le devoir l’appelait, il fallait qu’il contacte ses autres élèves pour planifier son emploi du temps des prochains jours. David avait apprécié ses conseils, mais, comme c’est souvent le cas, il préférait garder le message et se débarrasser du messager.
- Je vais vous laisser, j’ai des obligations.
- Je viens avec vous.
C’était bien Griselda qui avait parlé. Elle s’était même déjà levée de son siège. David, un peu étonné, avait fait de même, alors qu’il n’avait pas jugé nécessaire de se déranger pour saluer son cousin. Salomon se sentit soudain comme un homme en chute libre qui voit un parachute s’ouvrir au-dessus de sa tête.
- Avec plaisir, puis-je vous accompagner quelque part ?” (Alice Bé)


(Suite de l’histoire n°2) “” (David M.)


(Suite de l’histoire n°3) “Il n'est encore qu'une heure quinze. J'hésite à commander à boire. Si je prends une bouteille, Reinette ne voudra peut-être pas de vin pour le déjeuner, et je ne pourrai pas toute la boire, ce serait dommage. Cependant, je vois sur le menu une bouteille de Château St-Ferréol à laquelle je ne peux résister. Je fais signe au serveur-comptable, qui me regarde en fronçant les sourcils puis fait un geste qui m'enjoint à attendre un instant. Il disparaît dans les cuisines. Deux autres serveurs en sortent bientôt ; le premier, corpulent, pataud, vient écouter ma commande. Le second, très mince, nerveux, pressé, surgit presque instantanément, une bouteille à la main. Malheureusement, ce n'est pas la bonne bouteille. Il repart, revient presque immédiatement, m'apprend qu'il n'y a plus de Château St-Ferréol à la cave. Je lui dis de laisser tomber, de m'apporter plutôt une carafe d'eau. « Château La Pompe », me dit-il en riant, comme s'il venait d'inventer la plaisanterie.
À ce moment, quelqu'un entre dans le restaurant. Je ne le connais pas, mais, après avoir jeté un coup d'œil circulaire, il se dirige directement vers moi. C'est un homme dans la trentaine, très grand, aux épaules très larges, le crâne rasé, des airs de para.” (FG)


(Suite de l’histoire n°4) “— Hors de question ! Cette explosion, c’est peut-être une opération commando pour vous enlever, madame.

— Bon écoutez… C’est bien de penser à ma sécurité mais je veux sortir de là, j’étouffe. Après une telle horreur, je me vois mal travailler aujourd’hui. Écoutez, je veux juste rentrer chez moi.

— Non, ici vous êtes à l’abri. Cette voiture est une véritable forteresse. Mais… Oh putain, c’est quoi ça ? Des paras !? », coupe le chauffeur.

Deux parachutistes se sont posés derrière la voiture, pistolets-mitrailleurs en bandoulière. Leurs toiles gonflées de vent s’échappent et s’envolent au loin. Les types s’approchent, féroces.

Mue par la peur, Coralie franchit l’accoudoir central et déverrouille la voiture. Elle ouvre la portière et s’apprête à plonger par-dessus le parapet.

Mais elle sent comme une odeur piquante ou une piqûre sonore et elle se fige. Elle n’est plus maître de son corps. Son regard se tourne vers le commando. Ils ouvrent le feu sur le chauffeur et le criblent de balles. Ils encadrent un fourgon vert. Mécaniquement, elle se dirige vers cet abri.

Elle sait ce qui la meut : la stigmergie (de stigma, piqûre, ou signe distinctif, et ergon, travail), elle connaît un peu les rudiments. Le fourgon correspond au lieu sûr et quelque chose en elle la pousse à s’y abriter. Elle suit les commandements de la colonie des cancrelats. Elle fait partie du groupe. Mais quel est-il, ce groupe ?” (Louis Butin)


(Suite de l’histoire n°5) “Ce n'est pas le seul projet de l'insatiable Keiko, qui, outre le Cabaret de l'amour, dirige une association d'agit-prop (elle a volontairement recours à ce vocabulaire désuet) écologiste. Dans la journée, elle organise des manifestations apparemment spontanées dans les centres commerciaux. La semaine d'avant, en compagnie de Katsu et de quelques autres amis, elle s'est exhibée presque nue et couverte de miel devant les portes du restaurant panoramique de la tour Mori.

— Un grand moment, raconte-t-elle à Etsuko en faisant sauter des boulettes à la pieuvre. Malheureusement, on n'a pas pu monter sur la plate-forme. Les gardes nous ont couru après et j'ai dû me réfugier dans les toilettes. Je te montrerai les photos et le film. Tu viens à la prochaine ? C'est un lancer de coccinelles mutantes à Ueno. On voulait faire ça à Yasukuni mais…

— Coccinelles mutantes ?

Etsuko est blême. Les souvenirs remuent encore, même si elle n'en connaît plus le contenu.” (Dragon Ash)

TEAM ONE - Episode 45

[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “Les trois convives se mirent à boire et à manger en silence,
observant le feu qui crépitait toujours dans la cheminée. Salomon
tenait son verre d’une main presque tremblante. Il était au milieu du
gué, perdu entre deux eaux, calculant frénétiquement ce qu’il lui
fallait faire. Détective amateur perdu dans une affaire qui le
dépassait, il se sentait perdu. La belle assurance qui l’avait habité
quelques instants auparavant avait disparu aussi vite qu’elle s’était
manifestée. Pour se donner une contenance, il se leva, et s’approcha
de la mappemonde qui trônait sur la cheminée.
- Et si tu devais partir, David, dans quel pays irais-tu ?” (Alice Bé)


(Suite de l’histoire n°2) “” (David M.)


(Suite de l’histoire n°3) “Je ne sais pas si j'ai déjà pu échapper à mon poursuivant. Je change de toute façon à Châtelet, comme prévu ; je me fais tout petit, je marche lentement, je reste dans la foule. Bien malin qui pourra me voir et me suivre. Je sors du métro et trouve facilement le restaurant : « La Baguette magique, bistro, grillades et vins de pays », indique la porte d'entrée. Il est encore tôt, mais j'entre tout de même. Un serveur obséquieux, qui porte une fine moustache qui le fait ressembler à un comptable dans un film des années 50, me mène à une table ronde.
Je m'installe de façon à bien voir la porte. « Je ne voudrais pas louper Reinette », me dis-je. À la table d'à côté, un homme seul est en train de manger une darne de saumon grillé, tout en lisant un guide de voyage : L'Indonésie pour les petits budgets.” (FG)


(Suite de l’histoire n°4) “Devant la voiture, au loin, une lueur vive attire brusquement le regard, puis une boule de feu engloutit la chaussée surélevée. La détonation, lourde, heurte le véhicule et cogne l’estomac.

« Attention, madame, baissez-vous… », lâche le chauffeur d’une voix fébrile.

Mais Coralie ne se baisse pas, elle observe les moindres détails de la scène, à mesure que l’on se rapproche : au centre du terrible incendie, un camion citerne est éventré ; des personnes s’échappent en tous sens, certaines ont les vêtements qui flambent, elles sautent de l’autopont par-dessus les rambardes ; des voitures sont encastrées les unes dans les autres. Elle tente de les compter. Pire, son esprit évalue le nombre de victimes — personnes seules, petites familles, collègues de bureaux en covoiturage — enchaînement de pensées absurdes…

Elle sait. Ils sont là, en embuscade, les forces déchaînées venues du monde entier pour découvrir son secret. Dans ce monde où les gros poissons cherchent à dévorer les petits, il va falloir se faire le plus petit possible pour passer inaperçu.

« Ouvrez la portière, ordonne-t-elle au chauffeur qui s’est arrêté sur la bande d’arrêt d’urgence.” (Louis Butin)


(Suite de l’histoire n°5) “À Shinjuku, ils se séparent à contrecœur. Daisuke rentre à Nezu nourrir les poissons, dit-il, et attendre Etsuko, infini plaisir,

— Ou bien te retrouver au Cabaret de l'amour.

Il est presque trop tôt pour aller travailler ; elle passe une demi-heure au sous-sol d'Issaten, à contempler les gâteaux secs en se demandant comment la main du Bouddha a opéré. Elle sait qu'elle est guérie mais ne se rappelle plus de quoi. Elle achète des chocolats suisses pour Keiko et une bouteille de vin de bourgogne pour le retour à Nezu, au petit matin. La nouvelle vie, pour ainsi dire. Dehors, tout lui paraît frémir, piaffer — humains et machines : la rue attend la nuit pour des raisons obscures.

— On vit qu'une fois, hein ? Alors dans le plaisir, lui dit un garçon en lui tendant un prospectus vantant la grâce des hôtes masculins du bar d'en face.

Avant d'arriver dans Golden Gai, elle en accepte quatre autres, qu'elle remet à Keiko sitôt parvenue au Cabaret (Keiko en fait des grues en prévision, semble-t-il, d'une vaste performance où mille neuf cent quatre-vingt quatre de ces pliages seront lâchés, en feu, dans la Mer intérieure, pour apaiser les Dieux.)” (Dragon Ash)

TEAM ONE - Episode 44

[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “Le coffre était orné de deux symboles : une étoile de David et une
balance légèrement déséquilibrée. Griselda ne semblait pas réussir à
en détacher les yeux.
- Et vous n’avez jamais été curieux de voir ce qui se trouvait à
l’intérieur ? De déchiffrer ces symboles ? A votre place, je ne pense
pas que j’aurais réussi à maintenir une telle indifférence. Et si ce
coffre contenait des révélations sur votre famille ? De mystérieuses
archives sur la vie de votre père, de vos ancêtres ?
Salomon, désireux de capturer à nouveau l’attention de la jeune femme,
se lança à son tour dans la conversation :
- C’est vrai, David, je me suis moi aussi toujours demandé ce qu’il
pouvait bien y avoir dans ce vieux coffre. Vous savez, ajouta-t-il en
se tournant vers Griselda, lorsque j’étais petit je venais très
souvent dans cette maison. Nous jouions aux cowboys et aux Indiens, à
cache cache, aux pirates, et ce coffre était une malle aux trésors
idéale. D’autant plus que personne n’a jamais su ce qu’elle contenait.
Le visage de David s’était assombri. Lorsque le majordome arriva avec
les rafraîchissements et quelques menues victuailles, il sembla sur le
point de pousser un soupir de soulagement.” (Alice Bé)


(Suite de l’histoire n°2) “” (David M.)


(Suite de l’histoire n°3) “J'habite près de deux lignes de métro ; l'une est plus rapide pour aller au rendez-vous, mais l'autre est plus achalandée, et me permet de changer à Châtelet, comme le recommandait Reinette. Je choisis donc d'aller prendre celle-ci. Près de l'entrée, je sors ma carte Navigo et je la laisse tomber par terre en feignant la surprise, pour pouvoir me retourner et voir si mon poursuivant est toujours là.
Je l'aperçois sans difficulté, vingt-cinq ou trente mètres derrière moi : quand il m'a vu se pencher, rusé comme un sioux, il s'est arrêté devant la vitrine d'une agence immobilière. Je prends mon temps pour reprendre ma carte, et je m'amuse à le voir me jeter des coups d'œil en biais.
Je descends dans la station et arrive sur le quai précisément au moment où le train arrive. Sans me presser, j'entre et je m'installe à côté d'une vieille dame qui porte une écharpe d'un vert pomme tout à fait étonnant.” (FG)


(Suite de l’histoire n°4) “Oui, peut-être, depuis hier soir, le ver est dans le fruit. Elle ne saurait plus dire qui elle est, ce qu’elle est devenue. Son cœur balance… chavire plutôt. Elle s’est revue petite, jouant l’indienne avec Jiji, toute puissante alors sur l’âme faible de l’enfant buisson. Mais lui vient aussi une langueur déprimée, une envie d’abandon. D’où frémit ce sens nouveau, cette peur épidermique, un désir de repli, le besoin ne plus jamais quitter la maison familiale ?” (Louis Butin)


(Suite de l’histoire n°5) “Ils repartent par le train dans l'après-midi après avoir mangé des nouilles au curry dans un restaurant envahi par des hordes de lycéens des deux sexes, plutôt sages. Des filles regardaient Daisuke, feu noir dans les yeux, cheveux épars. Etsuko ne pense plus qu'à ces nuées de désir, qui l'amusent.

— Le grand Bouddha m'a exaucée, je pense, dit-elle à Daisuke tandis qu'ils retraversent Yokohama, sous un ciel gris-rose.

— Que lui demandais-tu ?

— Dai-chan, si tu le souhaites encore, je resterai vivre chez toi.

— Tu resterais avec moi ?

— Oui, c'est ainsi sans doute qu'il faut le dire.

Daisuke lui tend les deux mains. Elle les prend, elle serre et malaxe les doigts qu'il lui abandonne. Ô musique de l'existence qu'elle s'apprête à mener, entre l'étroite maison de Nezu et les ruelles ombreuses de Golden Gai, le jour à dormir sous un ciel toujours bleu, la nuit dans la fièvre. L'un face à l'autre, ils tendent les jambes et rient sous cape.” (Dragon Ash)

TEAM ONE - Episode 43

[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “Ma pauvre Griselda, reprit David en se tournant vers la jeune
femme, je manque aux devoirs les plus élémentaires de la courtoisie.
Veuillez m’en excuser, ces jours-ci je tourne un peu en bourrique.
Venez donc vous asseoir, nous allons demander à ce que l’on nous
apporte à boire.
Ils se dirigèrent vers le petit salon, où, malgré la tiédeur de
l’air, brûlait un beau feu de cheminée. A côté du fauteuil en velours
où s’installa Griselda se trouvait un beau coffre en bois, fermé par
un solide cadenas. Elle le regardait avec curiosité. David le
remarqua, et dit d’un air indifférent :
- Oh, oui, vous vous demandez pourquoi tant de précautions. Il ne
s’agit que de vieux livres et de paperasses, auxquels mon père tenait
énormément, si bien qu’il les avait enfermés là-dedans. Cela fait des
années que personne n’y a touché. Le coffre est beau, donc nous avons
préféré le garder au salon. Quant au contenu, il a probablement été
dévoré par les insectes, depuis le temps.” (Alice Bé)


(Suite de l’histoire n°2) “” (David M.)


(Suite de l’histoire n°3) “Quoi qu'il en soit, l'homme plus âgé semble très mécontent, et le jeune homme frisé semble plutôt vouloir se justifier, expliquer ses actions. À tout moment, il ouvre les bras, paumes ouvertes, comme pour dire : « Mais qu'est-ce que tu voulais que je fasse ? »
La sonnerie de mon téléphone retentit : je viens de recevoir un texto. C'est Reinette. Elle m'écrit : « Viens au resto en métro. Change à Châtelet. Trop de monde, ils seront désorientés, ils ne pourront pas te suivre. Pas de souci. »
Je regarde de nouveau par la fenêtre, toujours avec la plus grande discrétion. Le jeune homme a disparu, il ne reste plus que le vieil homme. Toujours appuyé au platane, il a ouvert son livre et lit. Puis, se disant sans doute qu'il ne pourra pas rester bien longtemps comme ça sans attirer l'attention, il se dirige vers le café du coin.
Quand vient l'heure de partir, je décide de marcher à pas lents et de passer devant le café, sans chercher à éviter mon poursuivant, comme fait celui qui n'est pas pressé, comme fait celui que ne se doute de rien et ne sait pas qu'il est suivi. Comme prévu, il sort du café et commence à marcher derrière moi. Ses enjambées sont courtes et rapides : il marche comme une blatte.” (FG)


(Suite de l’histoire n°4) “— Je ferai ce que vous voudrez », soupire Coralie.

Elle considère tristement la portière de la voiture, verrouillée. La banlieue parisienne défile sous les vitres fumées : paysage d’immeubles, de sièges de PME et de hangars ; couleurs passées et ternies une seconde fois par le filtre du verre blindé. Depuis la hauteur d’un échangeur routier, son regard embrasse la Seine-Saint-Denis : à perte de vue, ce panorama anonyme et sinistre.

Le décor lui évoque le vocabulaire des gars de la sécurité. À les en croire, de toutes parts la guettent les « cafards », les « blattes », les « cloportes ». Tout le champ lexical y passe ! Le projet nocturne l’aura agité, ce petit monde grouillant. Et le chef de service qui se fait appeler Scutigera, comme le prédateur de ces nuisibles…

Coralie est mal à l’aise. Elle repense au film porno d’Antoine, avec ce petit page que la marquise étrangère appelait « cancrelat ». Angoisses d’espionnage, réminiscences de l’enfance, scènes crues de cunnilingus, les images se superposent, voilent le réel, comme des feuilles de verre de sécurité.” (Louis Butin)


(Suite de l’histoire n°5) “Elle pourrait peut-être, se dit-elle, sombrer dans l'alcoolisme ou du moins l'oubli chimique, puisque le rivage de Kamakura ne lui procurera pas — non plus que Daisuke — la fleur de lotus.

— Ah, se souvient-elle, contradictoire. Le µ-233, une des molécules en test au labo, celle que nous surnommions pilule de la mémoire sélective.

Elle y a travaillé.

— Dai-chan, après déjeuner, on pourrait aller voir le grand Bouddha.

Lequel, la chose lui revient lorsqu'ils franchissent la porte du temple, se protège du reste de la ville par une douve où s'étiolent des milliers de lotus et sans doute entre leurs tiges, des poissons aussi pâles que la colossale statue. Pour vingt yens on peut monter jusqu'à la tête du Bouddha et sans doute regarder la mer par ses yeux. Un milan s'est posé sur son chignon. Daisuke regarde Etsuko à la dérobée et se souvient d'une angoisse horriblement plaisante qu'il a eu cette nuit d'un nouveau tremblement de terre et d'une vague silencieuse qui les aurait balayés, sans douleur. Un insecte crissait dans la nuit ce qui l'a rassuré, hélas : la catastrophe attendrait.

— Dans la tête du Bouddha, songe-t-il maintenant, on est sauf à coup sûr.” (Dragon Ash)

TEAM ONE - Episode 42

[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “Quel genre de situation ? insista David. La jeune Griselda les regardait tous deux avec un mélange d’inquiétude et de curiosité, attendant de voir qui sortirait gagnant de ce qui avait à présent pris les allures d’une confrontation.
- Une bagatelle, enfin, tu connais Hershe ! bafouilla Salomon. Je ne t’en aurais même pas parlé, si ce n’est que Mme Cohen m’a demandé de le faire, et, comme on la connaît depuis si longtemps, je ne pouvais pas lui refuser cette faveur. Hershe a été arrêté par la police. Il a sûrement dû voler quelque chose, ou bien fourrer son nez là où il ne fallait pas, enfin tu le connais. Ce n’est vraiment pas la peine de te préoccuper pour cela.
David le regarda un instant, bouche bée. Puis, il sembla se raviser, et dit :
- Tu as peut-être raison. Mais son regard semblait faire mentir ses paroles.” (Alice Bé)


(Suite de l’histoire n°2) “” (David M.)


(Suite de l’histoire n°3) “Cela est vraiment trop improbable pour être une coïncidence. Je suis suivi, cela ne fait aucun doute. Que faire ? D'abord, il faut prévenir quelqu'un. Je prends mon téléphone et j'appelle Reinette ; elle ne répond pas, et je laisse un message : « Reinette, je crois que je suis suivi. Il y a un homme que j'ai vu tout de suite après notre rencontre, et que je vois maintenant, de ma fenêtre, sur le trottoir d'en face. Que devrais-je faire ? »
Je m'approche tout doucement de la fenêtre, pour pouvoir les regarder sans qu'ils s'aperçoivent de ma présence. Ils sont tous les deux appuyés au platane d'en face. Le compagnon de mon poursuivant est un homme plus âgé. Il doit avoir une cinquantaine d'années. Il tient un livre à la main, un livre de poche, que d'ici je n'arrive pas à identifier. Il a une tête disproportionnée par rapport à ses épaules, qui sont toutes petites et étroites, et voûtées jusqu'à paraître presque ronde, et son ventre est étonnamment saillant, lui aussi hors de proportion avec le reste de son corps, avec ses jambes et son torse. En somme, il a à peu près la forme d'un trou de serrure... Ces deux personnages, d'apparence bizarrement insolite si leur intention est de passer inaperçus, sont en grande conversation. Ils s'agitent, font des gestes, parlent fort.” (FG)


(Suite de l’histoire n°4) “” (Louis Butin)


(Suite de l’histoire n°5) “À Kamakura les milans remplacent les corneilles qui croassent sur n'importe quel toit de Tokyo et donneraient au plus innocent des gamins le goût du meurtre, tant leur cri est laid et vive la tentation de les faire taire à coup de pierre. Les milans, silencieux, tombent du ciel et volent ce qui leur vient sous le bec. Daisuke a sur leur monopole une explication qu'Etsuko oublie entre chaque visite. C'est le matin, Etsuko et son amant regardent, de leur chambre d'hôtel, la mer battant la plage noire et les rapaces frôlant les vagues. Un pin tordu incliné vers les flots accueille la seule école de corneilles de la ville. Elles hurlent moins fort que leurs sœurs de la capitale.

Etsuko se refuse à penser. Après un dîner de poulpes arrosés d'une bouteille (sinon deux) de vin de prune, ils ont longuement, voluptueusement dormi. Ce matin, sitôt que pointe la moindre réflexion, elle ferme les yeux, écrase les lumières qui lui piquent l'intérieur du crâne.” (Dragon Ash)