lundi 26 mars 2012

TEAM ONE - PAGE 1 - Alice Bé

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 1 à 10 écrits par Alice Bé forme la page 1 de son texte. Des corrections ont été apportées au jet initial.]


Un soir qu’il se trouvait tranquillement chez lui, au lit, en train de lire, M. Aleichem fut surpris d’entendre un bruit de clé qui semblait provenir de sa porte. Disant adieu aux moutons qu’il s’apprêtait à compter paisiblement, il s’arma de sa canne et s’approcha à pas feutrés du trou de la serrure. Mais il avait dû rêver, car tout était silencieux. Il vérifia tous les verrous, se cloîtra comme une princesse en sa tour et retourna au lit. Les moutons, eux, ne revinrent point : il sentait son cœur battre la chamade, il lui semblait entendre des bourdonnements, il était totalement désorienté et se mit à craindre pour sa vie.


Au bout d’un moment, il se leva, alla à sa fenêtre pour se calmer en contemplant le paysage. La lune luisait au-dessus des arbres, M. Aleichem sentait sous ses pieds nus les rugosités familières du parquet, mais il n’était toujours pas rassuré. Tout à coup, son cœur fit un bond : il lui semblait avoir aperçu, l’espace d’un instant, l’ombre blanche d’un visage traverser le jardin. Lorsque, le lendemain matin, sa concierge l’appela pour lui proposer de l’aider à faire ses courses, il refusa, encore perturbé par les événements de la nuit. La vision de ce masque nocturne avait fait remonter en lui tant de souvenirs, tant d’émotions enfouies. Il sentait que son esprit avait besoin de temps, pour pouvoir une fois encore effacer cette image, le visage de cette sirène, de cette Lorelei qui l’avait mené à sa perte. Depuis près de soixante ans, elle le hantait, à chaque fois, il la chassait. En vain.



M. Aleichem l’avait rencontrée chez des cousins, dans un manoir cossu de la banlieue parisienne, à une époque où il n’était que Salomon, le parent pauvre, celui que l’on regardait avec compassion et un soupçon de mépris. Elle, elle l’avait remarqué, l’avait entouré de son mystère et de sa blondeur. Il s’était laissé emporter, et, au début, n’avait pas voulu percer ses secrets.


Ce soir-là, il l’avait d’abord aperçue, de loin, comme par effraction, au milieu d’une foule élégante et compacte. Il avait longuement hésité à l’aborder, pour finalement décider que c’était inutile. Il s’était réfugié sur le balcon pour observer la pleine lune qui illuminait sereinement le jardin. Et là, Salomon avait cru voir sa fée blanche et blonde, recevant une fleur d’un inconnu dont le visage restait dans l’ombre. Comme il était éloigné du sien, ce monde de richesse et de lumière ! Comme elle lui semblait loin, cette étoile aux cheveux d’or ! Il lui aurait fallu, pour l’atteindre, une échelle aux innombrables barreaux, une flèche tirée par Samson lui-même, un pont de mille pierres courant vers l’autre rive. Salomon n’avait rien de tout cela. Parachuté dans un monde qui n’était pas le sien, il ne pouvait compter que sur le hasard pour se rapprocher un tant soit peu de cette apparition.


Revenu dans le salon, il se plaça dans un coin et se mit à observer avec attention les quelques petits fours qui gisaient, abandonnés, sur une table. Les serveurs avaient cessé de s’agiter dans tous les sens, les cousins commençaient à s’impatienter face à l’obstination des derniers invités. Mais Salomon ne voulait pas partir, ne voulait pas quitter ce petit paradis pour retourner dans sa chambre sombre et humide, où il risquerait de croiser ses voisins, d’entendre leurs plaintes et leurs lamentations, sur la manière dont on traitait les juifs de nos jours, sur leur fils qui avait été battu à la sortie de l’école. Non, tout ça, il n’en voulait pas. Pourtant, il lui faudrait bientôt s’en aller. Il tâta mélancoliquement sa clé dans la poche de son veston. La chance ne lui sourirait probablement pas ce soir.


Mélancolique, il s’approcha du feu, tentant par tous les moyens de repousser le fatidique instant du départ. Il regardait les moulures étranges qui entouraient la cheminée, de petites choses coniques qui n’avaient rien à voir avec le classicisme haussmannien du reste de la maison, quand soudain, il entendit une voix suave qui lui demandait s’il connaissait bien les propriétaires. Il s’immobilisa, comme frappé par la foudre, feuilletant les pages de son cerveau à la recherche d’une réponse adaptée. Il finit par bredouiller « Oui », sans même se tourner vers celle qu’il n’avait pas besoin de voir pour être sûr de la reconnaître.



(à suivre)

Alice Bé