lundi 26 mars 2012

TEAM ONE - PAGE 1 - David M.

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 1 à 10 écrits par David M. forme la page 1 de son texte.]

Il posa la carte de visite sur son bureau et lança une recherche sur son ordinateur, afin d'identifier ce "Monsieur Sheep" qui le priait d'enquêter sur un vol commis par un aveugle polyglotte apparemment épris de cryptologie. Il découvrit que Monsieur Sheep était un industriel qui avait fait fortune dans le textile avant de se retirer dans un château où il vivait cloîtré. On le disait terrifié par le monde extérieur, suite à une piqûre d’abeille qui l’avait plongé dans le coma, à Java. Après son rapatriement en France, il avait sombré dans la dépression. Dans la lettre qu’accompagnait la carte de visite, Monsieur Sheep expliquait qu’une nuit, complètement désorienté, il s’était réveillé, à quatre heures du matin, pieds nus, dans la forêt de son château, toujours en proie à la plus profonde dépression, mais trouvant quelque espoir dans un projet scientifique inédit.
Il avait alors téléphoné à un de ses hommes de main, et lui avait raconté son rêve, où il était question d’Alan Turing, de George Méliès et de Geronimo. L’homme avait noté, sous sa dictée, les divers détails de ce projet spectaculaire. L’appel avait duré sept heures. Monsieur Sheep en garderait le souvenir longtemps, sous la forme d’une laryngite chronique. Cette invention devait être du plus grand secours aux services de renseignements dans leur combat contre les agents de l'ombre qui cherchaient à pénétrer nos forteresses numériques, à empoisonner nos fidèles espions, à hâter l'arrivée du Grand Soir, à briser nos secrets! Revenu chez lui, Monsieur Sheep avait prié l'homme qu'il avait au bout du fil de déposer dans un coffre ce qu'il avait transcrit de cette vision géniale.
Monsieur Sheep priait Heisenberg d’enquêter sur le vol de ce secret, la justice de notre pays s’étant révélée, comme à son habitude, impuissante, sans imagination, terriblement provinciale devant la nature essentiellement internationale de cet obscur complot dont la seule figure tangible avait été cet escroc aveugle qui l’avait dévalisé, lui, de ce qu’il fallait bien considérer comme la fleur de son esprit - voire, la fleur de l’esprit de notre temps.
Heisenberg approcha la lettre de la lumière et vit apparaître une pyramide en filigrane. Il poussa un profond soupir. Quand il avait quitté la gendarmerie, il n’espérait certes pas un parachute doré, ni une retraite confortable. Mais il ne se doutait pas que sa bonne étoile l’abandonnerait ainsi, le contraignant, pour éviter de dormir sous les ponts, à accepter ces missions farfelues, ces enquêtes que lui confiaient complotistes, paranoïaques et ufologues divers. Il aurait pu déménager, vendre le manoir des Heisenberg et vivre de sa pension, débarrassé de ceux qui le fatiguaient et qu'il nommait, en retour, "ses fatigués". Il regarda alors autour de lui: le panoramique dévoré par l'humidité, le plancher pourri, le cuir rongé de son fauteuil. Il reprit la lettre. Oubliant son auteur pour ne voir que son énigme, il sourit: quelle serait la clef de ce mystère?
Pris d’une soudaine inspiration, il se leva, prit les clefs de sa voiture et une pomme qui ferait son déjeuner. Il regarda le feu dans l’âtre. il se dit que cette mission lui permettrait de restaurer la cheminée. Il repensa à la pyramide et, se souvenant qu’elle n’avait que trois côtés, il s’apprêtait à saisir sur sa bibliothèque la monumentale Introduction au symbolisme de Cavendish et Esoki, mais arrêta son geste et se souvint de ces mots mille fois répétés par ses chefs: “Entendre la victime, il faut entendre la victime avant toute autre chose!” Il partit pour le château de Mister Sheep.
Il donna un dernier coup d'accélérateur, engloutit la dernière bouchée de sa pomme, et arriva enfin à destination. Devant lui apparut un paysage empreint de magie. Derrière l'imposant portail en fer ouvragé, qu'ornait une pyramide à trois côtés, il voyait une fontaine de pierre blanche, où canards et poissons, dans un subtil ballet aquatique, se croisaient sans jamais se toucher. Il sonna.


(à suivre)

David M.