dimanche 1 avril 2012

TEAM ONE - PAGE 3 - Dragon Ash

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 17 à 21 écrits par Dragon Ash forme la page 3 de son texte.]

Jo ne boit que du thé.
"Franchement, Etsuko-san, la vie, elle serait pas plus belle si on s'tenait à l'écart de ces putains de foutus poisons contrôlés par l'État ? La gnôle, la clope, tout ça ? Et quand c'est pas le gouvernement que t'engraisse, ce sont ces salopards de… J'me comprends."
Jo enfourne cinq boulettes de poulpe. Il est maigre comme un clou ; sur sa poitrine chétive, une petite croix d'or côtoie en pendentif un scarabée égyptien, une étoile de David et un autre symbole qu'Etsuko, qui fait griller vingt autres boulettes, ne reconnaît pas. Seigneur, songe-t-elle, un crétin syncrétiste.
Mme Park se mêle à la conversation, en anglais. Etsuko fait l'interprète. Keiko hache menu une pièce de bœuf. Arrive un vieil habitué, un ancien activiste d'extrême-gauche qu'on surnomme Hana-bi, Feu d'artifice, pour des raisons assez compréhensibles. "Il ne va faire qu'une bouchée du petit Jo", songe Etsuko.
Dont le regard en cet instant croise celui du gamin, dilaté, ardent. Et lui vient cette idée impossible : ce Jo maigrichon aux cheveux teints, c'est Arrow, mort sans qu'elle le sache et réincarné.

Elle tombe à la renverse, Kagi Etsuko — sous ses paupières explosent des étoiles vertes, tragiques, elle voudrait crever de même, si Arrow n'est plus de ce monde. Hana-bi la rattrape avant qu'elle ne heurte le comptoir, Keiko se précipite vers sa sœur évanouie et Jo lui tend les bras.

"Faudrait pas lui faire boire un truc fort ?

— Lui donner des claques ? propose le vieux gauchiste.

— Call the 911, call the 911", balbutie la chanteuse passablement éméchée, une bouteille de saké à la main.

Keiko tendrement aide les hommes à allonger Etsuko sur le carrelage de la cuisine, lui passe un chiffon mouillé sur le front tandis qu'Hana-bi lui prend le pouls.

"Bah, pas plus de 70 battements par minute. Ça va aller."

Etsuko ouvre un œil vitreux. Les pendentifs de Jo lui frôlent les cils. Le visage du garçon, lèvres charnues, pommettes hautes, regard innocent, n'a plus rien de l'absurde Indien qui n'a que trop longtemps obsédé la fugitive. C'est bien simple, elle l'a déjà oublié, A. Sa voix ? Elle ne l'entend plus. Les cheveux noirs, épais, les joues toujours bleues de barbe ? Aucun souvenir. Les mains fébriles sur ses seins sur son ventre sur son —

La cantatrice totalement ivre brame à présent We all live in a yellow submarine, ce qui ramène complètement Etsuko à la conscience.
Tout rentre dans l'ordre. Etsuko se remet aux boulettes de poulpe sous le regard de plus en plus intéressé du jeune Jo, dont Hana-bi vient pourtant de réduire à néant les théories économiques. Surviennent deux touristes allemands qui veulent deux grands bols d'edamame et de la bière, plenty, plenty, please. Katsu ayant fini par faire une entrée remarquée — le front en sang, le blouson déchiré : il s'est fait renverser par un cycliste qui circulait le long de la rivière à Meguro, sans lumières, l'imbécile —, Etsuko sort fumer une cigarette. Et jeter un coup d'œil à son portable : deux fois, elle l'a senti vibrer dans la poche de son tablier. Merde, deux numéros masqués — ça lui serre toujours vaguement le cœur — et un sms de Daisuke. "Tatant biensaj alapart. Débiz." Au moment où elle allume une seconde cigarette, une boule dans la gorge, l'écran du téléphone s'illumine. Appel entrant, numéro masqué.

"Professeur Kagi ?

— Elle-même."

La voix est limpide, l'accent manifestement anglais.

"C'est le recteur Schiffmann qui m'a donné votre numéro. Mon nom ne vous sera peut-être pas entièrement inconnu. Je suis…"
…. Le docteur Quevedo Cerny.

— Désolée, dit Etsuko. Je ne vois pas du tout…

— Ah ? Je travaille au laboratoire de linguistique de Santa Fé. Sur la synthèse vocale. Non ?

— Non."

Etsuko ment sans vergogne. Elle n'a jamais rencontré Cerny, mais a lu quelques-uns de ses articles sur la vocalisation des cris d'animaux. Deirdre, la Deirdre d'Arrow, vient du labo de Santa Fé.

La voix de Cerny grésille dans le vide. Etsuko n'écoute plus. La lune se reflète curieusement sur l'écran du téléphone ; Etsuko voudrait s'asseoir devant la porte du Cabaret de l'amour — quel nom à la con — et la regarder flotter dans le ciel noirâtre, jamais clair à Tokyo.

"Professeur Kagi ? Professeur Kagi ?"

Mais allez au diable, tous. Je vous hais. Deux jolis garçons qu'on pourrait sans peine prendre pour les hôtes qui recrutent à deux rues d'ici surviennent en gloussant.

"Y a de la place encore chez vous ? On est les potes à Jo."

Entrez, entrez, potes à Jo. Bière pour tout le monde, ce sera ma tournée. La tête renversée, Etsuko suit des yeux un avion, puis un autre. Lève la main pour capter les néons du Aokai. Bleu, vert, violet, blanc, etc. "Aimant du chagrin… La douleur te colle aux semelles…" Qu'est-ce que c'est, déjà, cette stupide rengaine ? Un tube de Meiko Kaji, la femme scorpion, au moins. Ça y est, c'est gagné : Kagi Etsuko pleure, pour la première fois depuis le 11 mars.

***

Jo. Aruturu. Akira. Et Katsu. Assis sur un banc dans un parc de Ginza, ils rient à s'en fendre les côtes. Etsuko les a suivis à la fermeture du Cabaret de l'amour, au lieu d'aller retrouver Daisuke — l'a-t-elle prévenu, elle ne s'en souvient pas ; le téléphone est déchargé. Les garçons l'ont emprunté pour regarder, en boucle, une vidéo où trois petits lapins, cherchant à traverser la mer du Japon en voguant sur la lune, se noient, les niais, sont dévorés par des poissons-chats qui, devenus gigantesques, font trembler le monde et naître des volcans. Pour finir, les poissons recrachent les lapins, lesquels repartent en pèlerinage dans la nuit.

— Comme nous autres, rugit Aruturu, le plus soûl des cinq.

— Hein, mes lapins, hein ?

Akira et Jo dansent sur la pelouse, les bras tendus vers le ciel. Des feux follets les suivent, entre les troncs. La nuit, les sans domicile s'installent dans les parcs. Ça glousse en écho.

— Si je continue, se dit Etsuko, je finirai ici.

Elle pose la tête sur l'épaule de Katsu.

— Sœurette, tu fatigues ?

Il sent la bière, la cigarette, l'huile de friture, la sueur. Elle se souvient d'une soirée sur la plage, à Enoshima. Elle s'était ouvert le pied sur un éclat de verre. Il lui avait léché l'orteil (il avait onze ans, elle quatre de plus). Mais que faisaient les parents ?
(à suivre)

Dragon Ash