mardi 3 avril 2012

TEAM ONE - PAGE 9 - Louis Butin

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 47 à 51 écrits par Louis Butin forme la page 9 de son texte.]

Des bras la tirent dans la camionnette, on l’inspecte soigneusement.
« Pas de mouchards ? »
On tire son téléphone portable de son sac à main.
« Vire-moi ça par la fenêtre. »
Elle se sent toujours sous l’emprise abrutissante de la stigmergie : stop, lui dit son cortex, ne bouge pas.
Ses sens sont libres, cependant. Elle peut voir et entendre. Seulement, sa volonté et son corps se ligaturent, aussi inertes qu’un pont au dessus d’une rivière de sensations et de pensées. « N’êtes-vous pas un petit cancrelat qui court sur mes cuisses ? », fait une voix à côté d’elle. Dans la pénombre, elle distingue un sourire mystérieux. Elle voudrait questionner : « Antoine ? »
Le véhicule a dû faire demi-tour. Elle n’imagine pas comment cela a pu être possible. On l’attache à un brancard. De sa mémoire monte un chant d’indien, celui qu’elle criait aux oreilles de Jiji, quand elle le ficelait à un arbre pour mimer son sacrifice.
« Ça va bien devant ?, fait l’un des kidnappeurs.
— All clear », dit le chauffeur.
L’homme au sourire mystérieux se penche vers elle. Ce n’est pas Antoine comme elle a pu le croire un instant.
« Nous sommes heureux de vous accueillir dans l’ombre, fait-il. Vous êtes des nôtres maintenant.
— Mmmh… Mnon…, marmonne-t-elle.
— Ah…, fait l’homme. Ce n’est pas encore tout à fait au point. »
Il tire une seringue et en injecte le contenu dans la nuque de Coralie. Les indiens ont tiré leur première flèche. Et voilà qu’elle se sent en sécurité, soutenue mollement dans le torrent de ses pensées. Tout est en apesanteur et seul le regard de ses kidnappeurs se tient au dessus d’elle. Un regard dans lequel elle se fond et se reconnaît.
« Sepia… Oui, nous connaissons votre nom de code… Vous savez pourquoi nous vous accueillons…, fait la voix apaisante du deuxième homme. Nous avons besoin de votre travail sur le Projet nocturne.
— Je ne suis pas sûre de pouvoir vous aider, dit Coralie, docile.
— Notre agent a eu confirmation de vos capacités. Nous avons des photos…
— Votre agent… Antoine ?
— Nous l’avons d’ores et déjà écarté de la colonie. C’est vous qui nous intéressez. Vous possédez la clé et personne ne sait mieux que vous qu’il faut rétablir l’équilibre des forces. Si la seule agence de Scutigera possède le secret, nous serons tous décimés. Tous. Vous savez qu’ils s’apprêtaient à vous supprimer ? “Monter dans les branches”… héhé… Maintenant que vous avez croqué le fruit, vous êtes gênante.
— Alors, il est peut-être trop tard, murmure Coralie. Le spécimen est chez moi et ils vont tout déménager.
— Où se trouve-t-il ?
— Dans l’aquarium…Je… Qui êtes-vous ? Qu’est-ce qui m’arrive ? On se traîne, non ? On n’arrivera jamais à t…
— Et merde, elle s’est endormie, fait un comparse.
— C’est vraiment difficile à doser, fait l’homme au sourire mystérieux.
— Mais l’effet est impressionnant. Une part d’elle se considère vraiment des nôtres.
— Cela fait dix ans qu’on met ça au point. Recherches comportementales, inhibition, influx mentaux primaires, intelligence du groupe.
— Oui, je sais. La stigmergie. J’ai lu le mémo. L’étude du fascisme et du comportement des blattes. La biologie, la neurologie, mais aussi Elias Canetti et d’autres philosophes… Mais bon, moi je suis plutôt là pour l’intégration des contenus exogènes… »
Il se tripote le menton et coupe :
« Bon. Il faut envoyer le message à la colonie : récupérez le secret au lieu d’habitation de l’agent Sepia. »
Coralie se réveille dans une cave mal éclairée par une petite ampoule jaune.
En elle deux esprits, deux pensées, deux mondes : un esprit simple, aux aguets primitifs et un esprit confus, embrouillé, trop humain ; une pensée rassurante, familière, grégaire et une pensée trop personnelle, trop émotive, inquiétante ; un monde confortable et un monde irritant.
Elle se sent étrangère à elle-même. Sa personnalité, son corps, sont partagés, coupés par une muraille inamovible. Ses deux parties s’agitent à des rythmes différents et ne parviennent pas à se rejoindre. Toujours, l’une et l’autre font l’expérience à leurs deux façons distinctes de la barrière.
Son moi humain cherche à articuler un cri, son moi insecte se met à crisser.
Devant elle, posé sur une table, le DVD porno : « La reine et le cancrelat ».
La reine c’est moi, pense-t-elle. Le cancrelat, c’est moi, pense-t-elle de l’autre côté du mur.

(à suivre)

Louis Butin