dimanche 1 avril 2012

TEAM ONE - PAGE 5 - David M.

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 27 à 31 écrits par David M. forme la page 5 de son texte.]


Sheep avait été pétrifié par le changement de ton d’Heisenberg. Sa lèvre inférieure vibrait d’indignation, de petites larmes de vexation se formaient au coin de ses yeux. Il renifla comme un enfant, soupira, puis, reprenant ses cent pas: “Oui, je comprends, bien sûr, l’important, c’est d’aller vite; moi-même...” Heisenberg toussa. Sheep s’immobilisa à nouveau, soupira à nouveau, et se coupa: “... j’avais dicté cette idée à Bragg, mon majordome, que vous avez rencontré. Il l’a ensuite placée dans mon coffre, le temps que, dans la nuit noire, je revienne à tâtons au manoir, de mon pas de sénateur, mon désespoir effacé par la joie que m’inspirait cette idée de génie. Tout était oublié: la jungle, l’abeille, mes souffrances, mes angoisses. J’étais absolument possédé par ce projet. C’était compter sans cet aveugle sournois, dont la forfaiture devait bientôt me replonger dans mon cauchemar, et mettre mes projets sans dessus-dessous”. Heisenberg, sentant là s’ouvrir une nouvelle et dangereuse bifurcation dans le récit, se racla la gorge à grands bruits, épuisant ainsi avec méthode la courte liste des effets sonores dont dispose un homme civilisé pour indiquer au bavard qu’il s'égare dans son récit. Monsieur Sheep s’arrêta, comme frappé par la foudre, et regarda Heisenberg. Sheep avait voyagé et, malgré la très haute estime en laquelle il se tenait lui-même, estime inversement proportionnelle à celle qu’il avait pour autrui, ils sentait que la carte de visite, le manoir, tout cela avait intrigué l’ancien gendarme au point de l’amener ici - mais ne le retiendrait pas plus longtemps. Il regretta pourtant de ne pouvoir conférencer juste quelques minutes de plus, l’occasion était si rare, et il avait tant à dire. Mais, contrairement à d’autres prisonniers d’un instant, qui consentaient à souffrir ses péroraisons, pourvu que lui souffrît qu’ils dormassent, bercés par le flux tiède de sa voix, Heisenberg pouvait partir, et Sheep ne reverrait jamais, en ce cas, son trésor. Il s’élança vers Heisenberg, prêt à tout lui dire, s’arrêta. Il sentait en lui cette impulsion, de tout raconter, de donner tous ses secrets pour retenir l’attention et l’intérêt du détective. Mais était-ce nécessaire? Avait-il besoin de tout dire? N’allait-il pas encore, comme souvent, en dire trop, esclave de son besoin de reconnaissance? Géronimo, l’abeille, l’aveugle: tout cela était-il utile à Heisenberg? Dans un moment de lucidité, Monsieur Sheep parvint à se rendre maître de ses passions. Ce surcroît de force morale, qu'il n’attendait pas de lui-même, était à la mesure de l’enjeu. Pour la première fois de son existence, il désirait un objet plus qu’il ne désirait qu’on l’aimât.
Ce moment de lucidité le poussa presque à sortir du sommeil intellectuel où l’avait plongé sa mégalomanie. Il était près de se demander s’il était si nécessaire de retrouver qui avait dérobé son trésor, qui n’était autre qu’une idée, une idée certes géniale, mais qu’il pourrait sans doute recomposer à peu de frais, mais une idée qu’il perdait peu à peu de vue, son attention était désormais complètement absorbée par le vol dont il avait été victime, et la nécessité de retrouver et punir ceux qui l’avaient lésé, et, indirectement, la société entière dont la justice (lente) et la police (incompétente) et les élus (corrompus) et les médias (compromis), avaient conspiré à lui nuire.

(à suivre)

David M.