[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 32 à 36 écrits par Dragon Ash forme la page 6 de son texte.]
Vers
deux heures, Daisuke la réveille. Ils se sont connus à Tokyo,
lorsqu'elle étudiait la biologie. Lui avait deux bars dans Golden Gai —
le Cabaret, qu'il a vendu aux enfants Kagi, et le Serpent bleu, qu'il loue à une de ses cousines. Il a rouvert une maison de thé dans Nezu, y passe rarement plus de trois heures par jour.
— Travailler m'ennuie à présent, dit-il.
Il
dort, il parcourt la ville, il s'occupe de ses poissons et, depuis le
retour d'Etsuko, la regarde sans jamais s'en lasser. Il l'aime depuis
qu'elle est apparue un soir, au Serpent bleu,
le regard mauvais et des boutons sur le front — elle avait dix-neuf
ans. Il l'aime assez pour pouvoir vivre sans elle, à l'abri de la peur —
voire même, songe-t-elle, de la jalousie.
Elle
l'épie qui se penche sur l'aquarium et fronce les sourcils, et parle
aux poissons. Elle se rappelle soudain le singe dont elle a rêvé, de
celui qui, une nuit, a tiré la bestiole, mourante, d'une cage et l'a
conduit au bord du lac, chez Peony. Elle les a accompagnés, elle a gardé
la main sur le torse du petit animal pendant tout le trajet, de peur
qu'il ne s'arrête de respirer.
Elle a menti à Arrow — qu'elle aime ou pense aimer — jamais à Daisuke. Daisuke sait tout d'Arrow, lequel croit encore —
— Dai-chan, j'ai rêvé d'un singe vert et d'Enoshima.
— Tu voudrais qu'on y aille ce soir ? Il fait beau. On pourrait dîner sur la plage.
— Mais je travaille ce soir.
— Alors demain matin ? À moins qu'on ne demande à Sanghee de te remplacer ?
Sanghee est une des deux serveuses de la maison de thé.
Une
fois à Kamakura, ils décident de ne pas aller plus loin. La plage est
noire, la mer trop froide pour qu'on ait envie de se baigner. Ou bien
c'est le choc en retour de la réplique du matin. Sanghee — qui, bien que
mariée à un ingénieur toujours en vadrouille sur les champs d'éoliennes
du grand Nord, n'est pas indifférente aux charmes faussement juvéniles
de Katsu — a accepté le tour de passe-passe. Avant d'aller prendre le
train, Etsuko a envoyé un message au labo. Contrairement à ses
habitudes, elle ne l'a pas chiffré, faute de temps. "Arrow, rêves-tu
comme moi du singe ? Si oui, que te dit-il ?" Le train file dans les
banlieues ensoleillées et le regret l'assaille. La somme de ses
mensonges est si grande que rien ne pourra les absoudre, c'est certain.
Elle ne retraversera jamais l'océan : qu'elle s'y risque, et l'oiseau
Roc — ou quelque dragon — fondra sur l'avion et lui mangera le cœur.
—
Il faudrait peut-être que je prenne certaines décisions, dit-elle à
Daisuke, tandis qu'ils regardent deux gamins jouer au football sur la
plage.
— C'est à dire ?
— Si je reste.
Elle passe la main dans ses cheveux, l'index sur la petite blessure du matin. Daisuke soupire.
— Il faudra tout changer.
— Mais si tu veux, dit-il, tu peux retourner là-bas.
— À quoi bon ?
Ah,
se dit-elle cependant, mais viens, Roc, dragon, chimère, emporte-moi
dans tes foutues serres, arrache-moi les membres et les tripes et crache
mes yeux dans le désert, que je revoie Arrow avec ce qui me reste de
vie.
— Mais tu peux quand même pas nous mettre tous les deux dans le même sac !
— Si je peux.
— Coralie…, souffla Jean-Jesus.
— Cassez-vous… », gronda-t-elle comme l’orage qui couve au loin.
Les deux géants quittèrent, penauds, la maison de la jeune femme et s’en retournèrent chez eux.
Jean-Jesus, dans la maison adjacente.
Antoine, à l’hôtel Sheraton de l’aéroport.
***
À travers le mur, on entendait les ronflements de sa mère, longs, paisibles et profonds. Il rêvait à d’innombrables serrures derrière lesquelles on découvrait à chaque fois Coralie. Elle enlevait ses bas, coupait les ongles de ses pieds dans le bidet, dégrafait son soutien-gorge, prenait une douche, embrassait un homme, dormait en ronflant… Inaccessible.” (Louis Butin)
— Si je peux.
— Coralie…, souffla Jean-Jesus.
— Cassez-vous… », gronda-t-elle comme l’orage qui couve au loin.
Les deux géants quittèrent, penauds, la maison de la jeune femme et s’en retournèrent chez eux.
Jean-Jesus, dans la maison adjacente.
Antoine, à l’hôtel Sheraton de l’aéroport.
***
À travers le mur, on entendait les ronflements de sa mère, longs, paisibles et profonds. Il rêvait à d’innombrables serrures derrière lesquelles on découvrait à chaque fois Coralie. Elle enlevait ses bas, coupait les ongles de ses pieds dans le bidet, dégrafait son soutien-gorge, prenait une douche, embrassait un homme, dormait en ronflant… Inaccessible.” (Louis Butin)
(Suite
de l’histoire n°5) “Le petit appartement qu'Arrow habitait au complexe
donnait sur le parking ; au-delà, les baies lumineuses de la salle de
sport et les trois mâts clignotants du petit aérodrome. Puis la ligne
rouge des canyons. C'était son monde depuis cinq ans. Quand ils furent
rentrés du lac — c'était leur jour de congé, ils avaient dîné avec Peony
et son compagnon du moment, un ranger qui venait tous les deux soirs de
Russell's Hole passer la nuit chez elle — Arrow rendit visite à
Deirdre, non sans avoir pris la précaution de coincer la porte au moyen
de son dictionnaire anglais-japonais. La brebis se laissa cajoler cinq
bonnes minutes, avant de pousser un bêlement lamentable.
— À ta santé, van Doorn, grommela Arrow, qui n'avait toujours pas repéré la caméra peut-être dissimulée dans son labo.
Il
repartit, l'ordinateur portable sous le bras, s'installa sur la petite
terrasse de l'appartement — l'air était tiède, le ciel fuligineux et
sans étoiles. À l'étage inférieur, on fumait de l'herbe. Qui était-ce,
déjà ? Ah, Stoppard, le généticien. Arrow eut la tentation de se pencher
pour lui demander quelques feuilles, à charge de revanche. Au lieu de
quoi, étouffant un bâillement impatient, il se connecta sur le Livre.
En
Zeus qu'il avait déjà amplement exploré durant le long hiver des
canyons, il ne croisa que des joueurs hostiles, habités par le seul
désir de détruire les quelques vies des malheureux qui s'aventuraient
dans leur zone. Au niveau suivant — la Poursuite de Diane, il traqua une
bonne demi-heure la jeune Ledoux, la jolie (du moins le supposait-il)
Québécoise, et finit par la trucider sur le fleuve des Enfers.
—
C'est malin, gémit-elle. On est au 15 du mois, je vais devoir
m'abstenir de jouer jusqu'au 30. Je n'ai plus un dollar de crédit.
— Je vous en prête ?
— C'est interdit.
Le tonnerre se déchaînait sur les canyons.
— Ledoux, vous voyez quoi par votre fenêtre ?
— Rien de spécial. Un jardin, des chats qui se battent
la nuit. Ce n'est pas encore l'heure, mais je peux vous dire qu'ils
nous font un foutu sabbat, avec cris d'enfants égorgés et effusions de
sang. Plus loin, il y a l'hôpital. Ça m'arrive de regarder les chambres
aux jumelles. Quand je m'ennuie. Et vous ? Vous voyez quoi ?
—
Le désert, dit Arrow. L'orage. Certains soirs, des collègues qui jouent
au tennis dans la salle de sport. Des oiseaux de nuit. Mon patron, van
Doorn, qui prend sa voiture en pleine nuit pour aller on ne sait où. Et
une fois dans ma vie, une fois, un puma, mais je n'en suis pas sûr.
— Vous cherchez toujours Shark ? Je crois qu'hier, ou avant-hier, il a pilé McMagnet dans les Plaines de cendre.
—
Ledoux, murmura Arrow, je vous parle d'un puma sur le parking : doré,
tranquille, il foule le bitume de ses pattes puissantes. Vous vous en
foutez ?
— Vous avez bu, Icare, fit Ledoux.
— J'aimerais bien. Mon voisin du dessous vient d'allumer son troisième joint. Non, Ledoux, je suis atrocement lucide.
Il
y eut dans cette conversation une fente brève et sombre. Des larmes
strièrent les joues longues, mal rasées, d'Arrow. De l'autre côté, on ne
savait pas.
— Et même, ma gentille Ledoux, extra-lucide, je suis.
— Ah ?
—
Mais oui. Je vous vois, quel que soit votre vrai nom, Ledoux ou tout
autre. Mon ange du moment. Vous êtes en gloire. Les yeux écarquillés, la
poitrine offerte. Mon Eve.
— Pardon ?
Vinrent
quelques crachotements sur la ligne. Arrow raccrocha : sa peau brûlait
de honte. Dans cette ardeur, lui revint la vision atrocement claire de
ce qu'il avait rêvé dans l'après-midi, chez Peony.
(à suivre)
Dragon Ash
Dragon Ash