dimanche 1 avril 2012

TEAM ONE - PAGE 8 - Dragon Ash

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 42 à 46 écrits par Dragon Ash forme la page 8 de son texte.]

À Kamakura les milans remplacent les corneilles qui croassent sur n'importe quel toit de Tokyo et donneraient au plus innocent des gamins le goût du meurtre, tant leur cri est laid et vive la tentation de les faire taire à coup de pierre. Les milans, silencieux, tombent du ciel et volent ce qui leur vient sous le bec. Daisuke a sur leur monopole une explication qu'Etsuko oublie entre chaque visite. C'est le matin, Etsuko et son amant regardent, de leur chambre d'hôtel, la mer battant la plage noire et les rapaces frôlant les vagues. Un pin tordu incliné vers les flots accueille la seule école de corneilles de la ville. Elles hurlent moins fort que leurs sœurs de la capitale.
Etsuko se refuse à penser. Après un dîner de poulpes arrosés d'une bouteille (sinon deux) de vin de prune, ils ont longuement, voluptueusement dormi. Ce matin, sitôt que pointe la moindre réflexion, elle ferme les yeux, écrase les lumières qui lui piquent l'intérieur du crâne.
Elle pourrait peut-être, se dit-elle, sombrer dans l'alcoolisme ou du moins l'oubli chimique, puisque le rivage de Kamakura ne lui procurera pas — non plus que Daisuke — la fleur de lotus.
— Ah, se souvient-elle, contradictoire. Le µ-233, une des molécules en test au labo, celle que nous surnommions pilule de la mémoire sélective.
Elle y a travaillé.
— Dai-chan, après déjeuner, on pourrait aller voir le grand Bouddha.
Lequel, la chose lui revient lorsqu'ils franchissent la porte du temple, se protège du reste de la ville par une douve où s'étiolent des milliers de lotus et sans doute entre leurs tiges, des poissons aussi pâles que la colossale statue. Pour vingt yens on peut monter jusqu'à la tête du Bouddha et sans doute regarder la mer par ses yeux. Un milan s'est posé sur son chignon. Daisuke regarde Etsuko à la dérobée et se souvient d'une angoisse horriblement plaisante qu'il a eu cette nuit d'un nouveau tremblement de terre et d'une vague silencieuse qui les aurait balayés, sans douleur. Un insecte crissait dans la nuit ce qui l'a rassuré, hélas : la catastrophe attendrait.
— Dans la tête du Bouddha, songe-t-il maintenant, on est sauf à coup sûr.
Ils repartent par le train dans l'après-midi après avoir mangé des nouilles au curry dans un restaurant envahi par des hordes de lycéens des deux sexes, plutôt sages. Des filles regardaient Daisuke, feu noir dans les yeux, cheveux épars. Etsuko ne pense plus qu'à ces nuées de désir, qui l'amusent.
— Le grand Bouddha m'a exaucée, je pense, dit-elle à Daisuke tandis qu'ils retraversent Yokohama, sous un ciel gris-rose.
— Que lui demandais-tu ?
— Dai-chan, si tu le souhaites encore, je resterai vivre chez toi.
— Tu resterais avec moi ?
— Oui, c'est ainsi sans doute qu'il faut le dire.
Daisuke lui tend les deux mains. Elle les prend, elle serre et malaxe les doigts qu'il lui abandonne. Ô musique de l'existence qu'elle s'apprête à mener, entre l'étroite maison de Nezu et les ruelles ombreuses de Golden Gai, le jour à dormir sous un ciel toujours bleu, la nuit dans la fièvre. L'un face à l'autre, ils tendent les jambes et rient sous cape.
À Shinjuku, ils se séparent à contrecœur. Daisuke rentre à Nezu nourrir les poissons, dit-il, et attendre Etsuko, infini plaisir,
— Ou bien te retrouver au Cabaret de l'amour.
Il est presque trop tôt pour aller travailler ; elle passe une demi-heure au sous-sol d'Issaten, à contempler les gâteaux secs en se demandant comment la main du Bouddha a opéré. Elle sait qu'elle est guérie mais ne se rappelle plus de quoi. Elle achète des chocolats suisses pour Keiko et une bouteille de vin de bourgogne pour le retour à Nezu, au petit matin. La nouvelle vie, pour ainsi dire. Dehors, tout lui paraît frémir, piaffer — humains et machines : la rue attend la nuit pour des raisons obscures.
— On vit qu'une fois, hein ? Alors dans le plaisir, lui dit un garçon en lui tendant un prospectus vantant la grâce des hôtes masculins du bar d'en face.
Avant d'arriver dans Golden Gai, elle en accepte quatre autres, qu'elle remet à Keiko sitôt parvenue au Cabaret (Keiko en fait des grues en prévision, semble-t-il, d'une vaste performance où mille neuf cent quatre-vingt quatre de ces pliages seront lâchés, en feu, dans la Mer intérieure, pour apaiser les Dieux.)
Ce n'est pas le seul projet de l'insatiable Keiko, qui, outre le Cabaret de l'amour, dirige une association d'agit-prop (elle a volontairement recours à ce vocabulaire désuet) écologiste. Dans la journée, elle organise des manifestations apparemment spontanées dans les centres commerciaux. La semaine d'avant, en compagnie de Katsu et de quelques autres amis, elle s'est exhibée presque nue et couverte de miel devant les portes du restaurant panoramique de la tour Mori.
— Un grand moment, raconte-t-elle à Etsuko en faisant sauter des boulettes à la pieuvre. Malheureusement, on n'a pas pu monter sur la plate-forme. Les gardes nous ont couru après et j'ai dû me réfugier dans les toilettes. Je te montrerai les photos et le film. Tu viens à la prochaine ? C'est un lancer de coccinelles mutantes à Ueno. On voulait faire ça à Yasukuni mais…
— Coccinelles mutantes ?
Etsuko est blême. Les souvenirs remuent encore, même si elle n'en connaît plus le contenu.




 

(à suivre)

Dragon Ash