[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 42 à 46 écrits par Dragon Ash forme la page 8 de son texte.]
À Kamakura les milans remplacent les corneilles qui croassent sur n'importe quel toit de Tokyo et donneraient au plus innocent des gamins le goût du meurtre, tant leur cri est laid et vive la tentation de les faire taire à coup de pierre. Les milans, silencieux, tombent du ciel et volent ce qui leur vient sous le bec. Daisuke a sur leur monopole une explication qu'Etsuko oublie entre chaque visite. C'est le matin, Etsuko et son amant regardent, de leur chambre d'hôtel, la mer battant la plage noire et les rapaces frôlant les vagues. Un pin tordu incliné vers les flots accueille la seule école de corneilles de la ville. Elles hurlent moins fort que leurs sœurs de la capitale.
Etsuko se refuse à penser. Après un dîner de poulpes arrosés d'une
bouteille (sinon deux) de vin de prune, ils ont longuement,
voluptueusement dormi. Ce matin, sitôt que pointe la moindre réflexion,
elle ferme les yeux, écrase les lumières qui lui piquent l'intérieur du
crâne.
Elle
pourrait peut-être, se dit-elle, sombrer dans l'alcoolisme ou du moins
l'oubli chimique, puisque le rivage de Kamakura ne lui procurera pas —
non plus que Daisuke — la fleur de lotus.
—
Ah, se souvient-elle, contradictoire. Le µ-233, une des molécules en
test au labo, celle que nous surnommions pilule de la mémoire sélective.
Elle y a travaillé.
— Dai-chan, après déjeuner, on pourrait aller voir le grand Bouddha.
Lequel,
la chose lui revient lorsqu'ils franchissent la porte du temple, se
protège du reste de la ville par une douve où s'étiolent des milliers de
lotus et sans doute entre leurs tiges, des poissons aussi pâles que la
colossale statue. Pour vingt yens on peut monter jusqu'à la tête du
Bouddha et sans doute regarder la mer par ses yeux. Un milan s'est posé
sur son chignon. Daisuke regarde Etsuko à la dérobée et se souvient
d'une angoisse horriblement plaisante qu'il a eu cette nuit d'un nouveau
tremblement de terre et d'une vague silencieuse qui les aurait balayés,
sans douleur. Un insecte crissait dans la nuit ce qui l'a rassuré,
hélas : la catastrophe attendrait.
— Dans la tête du Bouddha, songe-t-il maintenant, on est sauf à coup sûr.
Ils
repartent par le train dans l'après-midi après avoir mangé des nouilles
au curry dans un restaurant envahi par des hordes de lycéens des deux
sexes, plutôt sages. Des filles regardaient Daisuke, feu noir dans les
yeux, cheveux épars. Etsuko ne pense plus qu'à ces nuées de désir, qui
l'amusent.
— Le grand Bouddha m'a exaucée, je pense, dit-elle à Daisuke tandis qu'ils retraversent Yokohama, sous un ciel gris-rose.
— Que lui demandais-tu ?
— Dai-chan, si tu le souhaites encore, je resterai vivre chez toi.
— Tu resterais avec moi ?
— Oui, c'est ainsi sans doute qu'il faut le dire.
Daisuke
lui tend les deux mains. Elle les prend, elle serre et malaxe les
doigts qu'il lui abandonne. Ô musique de l'existence qu'elle s'apprête à
mener, entre l'étroite maison de Nezu et les ruelles ombreuses de
Golden Gai, le jour à dormir sous un ciel toujours bleu, la nuit dans la
fièvre. L'un face à l'autre, ils tendent les jambes et rient sous cape.
À
Shinjuku, ils se séparent à contrecœur. Daisuke rentre à Nezu nourrir
les poissons, dit-il, et attendre Etsuko, infini plaisir,
— Ou bien te retrouver au Cabaret de l'amour.
Il
est presque trop tôt pour aller travailler ; elle passe une demi-heure
au sous-sol d'Issaten, à contempler les gâteaux secs en se demandant
comment la main du Bouddha a opéré. Elle sait qu'elle est guérie mais ne
se rappelle plus de quoi. Elle achète des chocolats suisses pour Keiko
et une bouteille de vin de bourgogne pour le retour à Nezu, au petit
matin. La nouvelle vie, pour ainsi dire. Dehors, tout lui paraît frémir,
piaffer — humains et machines : la rue attend la nuit pour des raisons
obscures.
—
On vit qu'une fois, hein ? Alors dans le plaisir, lui dit un garçon en
lui tendant un prospectus vantant la grâce des hôtes masculins du bar
d'en face.
Avant
d'arriver dans Golden Gai, elle en accepte quatre autres, qu'elle remet
à Keiko sitôt parvenue au Cabaret (Keiko en fait des grues en
prévision, semble-t-il, d'une vaste performance où mille neuf cent
quatre-vingt quatre de ces pliages seront lâchés, en feu, dans la Mer
intérieure, pour apaiser les Dieux.)
Ce
n'est pas le seul projet de l'insatiable Keiko, qui, outre le Cabaret
de l'amour, dirige une association d'agit-prop (elle a volontairement
recours à ce vocabulaire désuet) écologiste. Dans la journée, elle
organise des manifestations apparemment spontanées dans les centres
commerciaux. La semaine d'avant, en compagnie de Katsu et de quelques
autres amis, elle s'est exhibée presque nue et couverte de miel devant
les portes du restaurant panoramique de la tour Mori.
—
Un grand moment, raconte-t-elle à Etsuko en faisant sauter des
boulettes à la pieuvre. Malheureusement, on n'a pas pu monter sur la
plate-forme. Les gardes nous ont couru après et j'ai dû me réfugier dans
les toilettes. Je te montrerai les photos et le film. Tu viens à la
prochaine ? C'est un lancer de coccinelles mutantes à Ueno. On voulait
faire ça à Yasukuni mais…
— Coccinelles mutantes ?
Etsuko est blême. Les souvenirs remuent encore, même si elle n'en connaît plus le contenu.
(à suivre)
Dragon Ash
Dragon Ash