lundi 2 avril 2012

TEAM ONE - PAGE 9 - Dragon Ash

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 47 à 51 écrits par Dragon Ash forme la page 9 de son texte.]


***
Van Doorn ne se séparait jamais de ses deux téléphones portables, l'un pour la famille, claironnait-il, l'autre, ah ! Clignement d'œil et torse soudain bombé. C'était un assez petit homme, les cheveux blond-roux, les yeux bleu pâle, les mains longues et fines. Il fondit sur Arrow qui déjeunait seul et tard à la cantine, contrairement à ses habitudes, et s'assit sans y être invité, posant les deux appareils sur la table.
— Ça n'a pas l'air mauvais, ce que tu manges. Comment va ? Ça fait des siècles qu'on ne s'est pas causé.
— Une semaine, souffla Arrow.
— C'est ce que je disais. Comment va la brebis ?
— Bien.
— Il fallait que je te voie. Un protocole à reprendre. Si tu as le temps, bien sûr.
Un des téléphones se mit à vibrer. Arrow fixa longuement l'écran, le visage pâle et pointu qui y était apparu. Des baies vitrées du réfectoire, l'on voyait la route et la haute grille du labo.
— Mais j'aimerais bien que ce soit toi. Attends… Tu permets ? Allô ? Allô oui, mon lapin. Ça ne t'ennuie pas de rappeler ? … Oui ? Mais tu… Oui ?
Une petite voix grésilla par-dessus la table. Le matin même, Arrow avait inséminé Deirdre. Du bélier, il ne connaissait que le nom, Binder, et la qualité de mutant. La semence venait d'un labo anglais.
— Ces gamins, fit van Doorn avec un sourire d'excuse en reposant l'appareil sur la table. Tu es marié, Robert ?
— Stephen, dit Arrow.
— Ah, Stephen, pardon. C'était ma fille. Dix ans. Elle est prise au conservatoire de Salt Lake. Elle joue de la harpe.
Avec une paire d'ailes blanches, se dit Arrow, las, le nez sur son poulet au curry.

— Mais je sais pourquoi je t'appelle Robert.
— Excellente nouvelle, murmura Arrow. Dites-moi, qu'est-ce que c'est que cette histoire de protocole à reprendre ?
Il ne se souvenait pas du prénom de van Doorn, ne l'eût de toute façon pas utilisé.
— Ah, dit van Doorn. Tu connaissais bien le professeur Kagi, d'après ce qu'on m'a dit ?
Connaissais ? Arrow avait mal aux bras soudain. Il lâcha sa fourchette.
— Ça m'étonnerait qu'elle revienne, pour être franc. Je voudrais te confier un de ses protocoles, donc. Le µ-233. Elle t'en a parlé ?
— Non.
— Pedersen l'a repris, mais pour tout dire, je le trouve peu imaginatif. Toi, c'est autre chose. Tu as de la poésie, Stephen. C'est bien ça, Stephen ?
— Il me semble.
Arrow fouilla les pâles prunelles de van Doorn à la recherche d'une étincelle d'ironie, ne trouva que le néant. On s'y noyait, dans ce bleu presque sans pli.
— Si tu as un peu de temps, passe demain matin au bureau de Kagi. On regardera ses dossiers. Et les notes de Pedersen. Cela dit, je veux que tu continues sur ton affaire à toi. Ta mutation ƒ est un joli terrain d'exercice. Tu as toujours ces données si curieuses sur la flore intestinale ? Fascinant. Et j'ai lu que tu allais inséminer ?
— C'est fait.
Van Doorn l'épuisait. Quelle faille dans cette légèreté débonnaire, pourtant si terriblement mensongère ? Et n'y avait-il sur les cent vingt biologistes de l'unité que lui, Arrow, qui pût reprendre les recherches de Kagi ? Allons bon.
— Je vous retrouve demain matin là-bas, ajouta-t-il, les yeux fermés.
Van Doorn l'engourdissait.


Quand il rouvrit les yeux, l'autre était déjà loin : collé à la vitre, une grosse drosophile roussâtre. Arrow ne finit pas son poulet. Avant de retourner au labo, il laissa un message à Hunter, pour lui apprendre la nouvelle et lui demander un petit traitement à sa manière. Il allait avoir besoin d'une nuit dans la montagne, d'une communication sans voile avec les forces qui l'habitaient — bien qu'il ne fût pas persuadé de croire aux sortilèges du chasseur.
Arrow alla à la piscine du complexe, déserte à cette heure, et fit quelques longueurs à la brasse (il ne connaissait pas d'autres nages). À dessein, pensa à Kagi, s'en barbouilla les paupières. Ma seule chanson, hein : Kagi Etsuko Etsuko Kagi. La plus belle chose : ses lèvres, leur dessin, la langue qui pointait, fouillait la bouche d'Arrow, si bien qu'il se laissa couler, minute effrayante, au fond de la piscine et ne remonta que lorsque ses poumons menacèrent d'exploser.
Reprendre le protocole, se dit-il une fois qu'il eut retrouvé son souffle. Notes de la main d'Etsuko. Parfum des feuilles. Sûrement : et chemin de sa pensée.  
On ne voyait rien du ciel par le toit opalescent de la piscine. Arrow eut un dernier instant de bonheur avant que l'inquiétude lui cloue de nouveau le cœur. Etsuko peut-être avait décidé de lui préférer le désastre et les villes à reconstruire.


Il se propulsa au milieu du bassin et fit la planche jusqu'à ce que ses cervicales se révoltent. Il l'avait vue, héroïne en combinaison orange arpentant les rivages dévastés, triant les décombres. Le soir, dans des cabanes de fortune, elle servait des bols de riz fumant à de très vieilles dames. On riait, on pleurait, les vieilles chantaient de leur voix cassée. Un bruit le tira de ces fantaisies sentimentales. Cavalli, le technicien des aquariums, avait plongé du cinq mètres. Arrow le reconnut lorsqu'il émergea de l'eau, ses longues tresses blondes ruisselant sur ses épaules.
— Hi, Pan, s'exclama le nouveau venu.
— Hi, Poséidon, répondit Arrow.
Comment survivait-il en plein désert, ce fils de la côte ? Arrow le vit filer au fond du bassin, laissant dans son sillage une traînée de bulles blanches. Puis ressurgir à cinquante centimètres de lui.
— Oh !
— Faut que je te parles d'un truc, Arrow.
— Toi aussi ?
— Y a rien qui presse. C'est le Livre, je coince.
— Ah, tu y es, toi aussi ?
— Ça laisse du temps, les aquariums.
Cavalli s'ébroua.
— Passe me voir en fin de journée, dit Arrow. Tu verras Deirdre, comme ça. Et je dois avoir un disque à toi.


En sortant de la piscine, Arrow fut vaguement rassuré par la présence, sur le parking, du bus de Hunter : la nuit précédente l'avait donc rendu intact au jour, bonne chose. Il avait eu des visions déplaisantes d'une lutte dans les canyons entre le chasseur fou et van Doorn qui ne l'était pas moins.
De retour au labo, il s'assigna d'ingrates tâches de compilation et parvint à ne penser qu'aux altérations du gène 7 — l'une des mutations de Deirdre. À laquelle il infligea ensuite (curieux plaisir, qu'il lui faudrait réitérer toutes les semaines) une échographie, suivie d'une batterie de tests sanguins.
— Ma belle, nul n'a d'yeux voluptueusement dorés que les tiens. Tu portes le lait dans le désert. Fais croître les agneaux, ma douce.
Il nettoya avec le plus grand soin le gel qu'il lui avait étalé sur l'abdomen, passa les ciseaux dans sa toison souple. La douce Deirdre était une brebis des Hébrides, à la laine presque noire, les pattes fines et le museau étroit.
Le ciel commençait à foncer quand on frappa à la porte du labo. Arrow avait reçu par la messagerie interne une proposition laconique de Hunter ("Ce soir, Dead Man's Bridge ?") ; il n'avait pas accordé un regard à son portable, n'avait pas davantage relevé sa messagerie personnelle, avait résisté à toutes les tentations en préparant pour le biologistes les poils de la brebis.

 

(à suivre)

Dragon Ash