dimanche 1 avril 2012

TEAM ONE - PAGE 4 - FG

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 22 à 26 écrits par FG forme la page 4 de son texte.]


Jean Locus avait un visage carré, des paupières lourdes, un perpétuel demi-sourire aux lèvres, une morgue agaçante qui tenait à la fois du pharaon fantasque et cruel, et de l'homme de main stupide et brutal. C'était Reinette qui avait insisté pour qu'il se joigne à nous pendant nos vacances – mais nous l'avions finalement assez peu vu. Quatre, cinq, six fois par jour, il se rendait au village pour, disait-il, y téléphoner. Il y allait si souvent qu'il avait fini par se donner des ampoules aux pieds. Je ne l'ai plus revu par la suite ; Reinette me donnait quelquefois de ses nouvelles, m'apprenait qu'il revenait d'un séjour d'un an au Mali, qu'il dormait exclusivement dans un hamac, de petites anecdotes amusantes, en somme, mais sans grande importance. Elle se doutait que je n'aurais pas supporté qu'elle m'en dise plus.
Était-ce donc lui qui m'envoyait ces mystérieux messages ?
J'essaie de reconstituer mentalement la fiche d'identité de Locus, pour discerner si cela est possible. Après tout, que ce soit lui, je veux bien, mais quelles raisons aurait-il à m'écrire de la sorte ? Je sais que c'est un grand lecteur et qu'il est extrêmement cultivé ; je sais qu'il a voyagé partout dans le monde, souvent pendant des séjours très longs, de plusieurs mois, voire de plusieurs années. Il disparaissait brusquement, et Reinette, quelques semaines plus tard, me montrait une carte postale venue d'Afrique ou d'ailleurs. Je sais aussi qu'on ne lui a jamais connu d'emploi stable, alors même qu'il ne semble jamais manquer d'argent, qu'il commande volontiers du champagne dans les restaurants, etc. Je sais enfin – en tout cas, c'est ce que prétend Reinette – que nul ne sait où il habite et que personne n'est jamais allé chez lui. Moi, j'ai toujours interprété cela comme signifiant que c'est un fils à papa et qu'il ne veut pas que ses amis sachent qu'à 31 ans il habite toujours chez ses parents. Il ne m'a donc jamais intéressé. Mais il est peut-être temps que je change d'avis, que je révise mon opinion : Jean Locus détient peut-être la clé.
Idéalement, dès que l'avion aura atterri, j'essaierai donc de prendre contact avec lui. Mais comment faire ? Je n'ai aucun moyen de le joindre ; la seule qui le sache est Reinette, et elle ne répond plus à mes messages. En fait, à bien y penser, je ne sais même plus très bien à quoi il ressemble : si je le voyais par hasard dans la rue, est-ce que je le reconnaîtrais ?
Je regarde, par le hublot, ce ciel perpétuellement radieux qui est celui des hautes altitudes. Là-bas, loin en dessous de nous, s'étale un grand tapis de nuages. Voilà, c'est décidé, il faut que je retrouve Jean Locus. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis persuadé que lui seul peut me dire, m'expliquer la situation. Lui seul peut me dire pourquoi Reinette, normalienne, spécialiste des affaires étrangères, a brusquement démissionné de son poste d'enseignant-chercheur ; lui seul peut me dire ce qu'elle fait avec un réalisateur qui se spécialise dans les films d'aventure ineptes.Certes, même si je réussis à trouver Locus, il n'aura peut-être rien à me dire ; il ne me dira peut-être que des évidences. Il ne me permettra peut-être que de me prouver à moi-même que mon imagination est trop active, que je m'invente des histoires à dormir debout.
Les hôtesses passent dans les couloirs et offrent des verres d'eau ; en même temps, un soudain sentiment d'inconfort envahit tous les passagers : l'avion a amorcé sa descente, nous arrivons. Les nuages étant moins nombreux, on peut même apercevoir les arbres, les routes, les champs.
Le seul avec qui j'ai gardé quelque contact, c'est Boulier, celui qui était l'amant de Reinette. Il est devenu acteur de théâtre, et joue des pièces médiocres dans des théâtres minuscules sur le boulevard Montparnasse. Comme il est un éternel optimiste, il écrit aussi, et il espère toujours devenir un grand dramaturge. Je crois que j'ai son numéro de téléphone ; sinon, une rapide recherche sur internet me suffira pour trouver son lieu de travail actuel.
Deux jours plus tard, je me retrouve à faire la queue devant l'entrée d'un théâtre, un billet à la main. "La Flèche et le Mouton", écrit par Lucien Boulier, mis en scène par Lucien Boulier, avec Lucien Boulier dans le rôle de Lucien. Mon intention est d'aller le voir après la pièce, de lui proposer de prendre un cocktail, et d'amener subtilement, discrètement, la conversation vers les sujets qui m'intéressent. Je prends sur mon siège. Mes semelles collent au plancher. J'essaie de ne pas penser aux insectes en tout genre qui doivent proliférer en ce lieu perpétuellement sombre et humide. Le rideau se lève sur un décor minimaliste : une marguerite en plastique, dans un pot, au centre de la scène, et, au fond, une porte ornée d'une énorme serrure. Boulier fait son entrée, côté cour.

(à suivre)

FG