mardi 3 avril 2012

TEAM ONE - PAGE 9 - FG

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 47 à 51 écrits par FG forme la page 9 de son texte.]

Sans me dire un mot, il s'assoit à ma table, fais signe au serveur de s'approcher. « Il nous faudra une autre table, lui dit-il, on sera quatre. » Le serveur (le petit nerveux) fait glisser la table à côté et la colle contre la nôtre. « Moi, je vais prendre le saumon en papillote », dit encore l'inconnu, sans avoir jamais regardé la carte.
– Je, euh... Qui êtes-vous ? dis-je enfin.
– Ne vous inquiétez pas, je suis en avance, les autres, ceux que vous connaissez, seront là bientôt. Il y a beaucoup de circulation, sans doute à cause de ce week-end. Les gens qui font le pont partent tôt.
Je le regarde, bouche bée. Je remarque, à le voir de près, qu'il est couvert de fines cicatrices, sur les bras, les mains. Sur la joue, une autre cicatrice, plus grande, en forme de U, semble plus récente que les autres. Toujours comme si je n'étais pas là, il sort son téléphone, le consulte quelques instants, puis le pose sur la table.
Le serveur lui apporte son plat, et se tourne vers moi. « Je vais attendre que nos collègues arrivent », dis-je.
Je regarde ce type avec curiosité. Qui peut-il bien être ? Que fait-il ici ? Il a l'air de me connaître parfaitement, alors que lui m'est complètement inconnu. J'ai la désagréable impression de me faire braquer une lampe de poche dans les yeux : celui qui tient la torche me voit très bien, tandis que moi je suis aveugle. Puisqu'il ne dit rien et mange en silence, les yeux dans son assiette, j'ai tout loisir de l'observer. Je remarque en particulier un tatouage sur son bras droit, qui représente une flèche ensanglantée.
À ce moment, il lève les yeux et voit que je suis en train de regarder son bras. « Chasseur parachutiste », dit-il simplement. « À la retraite », ajoute-t-il, après une assez longue pause.
– Ah bon ? dis-je, soulagé de pouvoir commencer une conversation. Vous n'êtes pas un peu jeune pour la retraite ?
Il me regarde avec une colère à peine contenue, qui me donne envie de prendre la clé des champs.
– Forcée. Retraite forcée. Insiste pas.
Je hoche la tête avec véhémence. La porte du restaurant s'ouvre : c'est Reinette. Elle me sourit en m'apercevant, puis elle vient s'asseoir à notre table. Nous nous saluons, et elle serre la main de mon commensal : « Salut, Padlock », lui dit-elle. Au moins je sais son nom, maintenant.
Après un moment, elle se tourne vers lui et demande :
– On va être trois ou quatre ? On peut commencer ?
– Non, il va venir finalement. Il a pris un vol de nuit.
– Il a donc pu tout finir ?
– Disons... disons qu'il s'est fait justice.
Le serveur vient, nous lui annonçons que nous allons encore attendre.
– Pff, qu'est-ce que je suis fatiguée, dit brusquement Reinette. Je dors debout.
Je m'apprête à lui répondre par l'expression de ma sympathie, mais je suis interrompu par Padlock, qui grogne :
– Mais il arrive ou non, ce chameau ?
Je me décide enfin à poser une question :
– Mais qui doit venir, enfin ? Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que je fais ici ? Reinette ?
– Désolée, répond-elle. Ce sont mes supérieurs qui ont insisté pour que je ne te voie pas seule.
Un silence inconfortable s'installe. Je regarde l'heure : 13h15. J'ai l'impression d'être assis à cette table depuis des heures. Je fais signe au serveur de s'approcher, et je lui demande de m'apporter, à moi aussi, un saumon en papillote. Pendant que je commande, j'entends Padlock qui s'écrie :
– Ah, te voilà, la tortue !
Je tourne rapidement la tête vers la porte du restaurant. C'est Jean Locus.
Je ne l'ai pas vu depuis des années, mais il n'a pas du tout changé : la peau brune, les cheveux noirs, les yeux bleus. Locus a, comme il a toujours eu, cet air indéfinissable de celui dont on ne peut dire s'il est malheureux ou arrogant, s'il rit ou s'il est en colère. Il s'assoit à la place libre, à côté de Reinette et face à Padlock, mais après quelques secondes il exige de changer de place avec le para, disant : « Roquons ! Roquons, allez ! »
Une fois installé à sa nouvelle place, il se tourne vers moi et dit : « Ça fait drôle de te revoir, vieux ! Tant de souvenirs merveilleux et impérissables passent devant mes yeux, comme ces flashes qu'on aperçoit, paraît-il, juste avant de mourir ! »
Il éclate d'un rire bruyant et nous regarde tous les trois l'un après l'autre, comme s'il voulait s'assurer que nous partageons son hilarité. Ne sachant pas quoi répondre, je me concentre sur mon saumon, que je mange à grandes bouchées.
– Tu es venu avec la voiture ? demande Padlock.
– Oui, répond Locus.
– Bon, on y va, alors.
– Mais enfin, attendez qu'il ait fini de manger, intervient Reinette.
Je lève les yeux, et constate qu'ils me fixent tous les trois du regard. J'avale une dernière bouchée, je vide mon verre, et je m'exclame : « J'ai fini ! »
Tous les trois se lèvent simultanément dans un grand bruit de chaises, et Locus m'empoigne par le bras.
« En voiture ! », s'écrie-t-il joyeusement.
Nous sortons sans payer, mais cela ne semble émouvoir ou étonner personne.   
(à suivre)

FG