[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 47 à 51 écrits par Alice Bé forme la page 9 de son texte.]
Il ne s’était rien passé de bien extraordinaire, quand il l’avait raccompagnée. Ils ne s’étaient pas trouvés irrésistiblement attirés l’un vers l’autre, ne s’étaient pas fougueusement embrassés sur un joli petit pont au-dessus d’une rivière aux eaux limpides. Ils n’avaient pas discuté pendant des heures, apprenant tout de l’autre en se tenant timidement la main. Pourtant, M. Alecheim sait bien que c’est là que tout s’est décidé, là qu’il a vraiment fermé les yeux pour ne plus voir qu’elle, et cette petite lumière dans son regard gris.
Quelques
jours plus tard, son dernier élève lui donnait congé. Salomon raccrocha
la cornette du téléphone, se demandant comment il allait faire.
Il
était tiraillé entre la volonté de faire la lumière sur ces mystérieux
désistements, qui par ailleurs avaient des conséquences financières loin
d’être négligeables sur sa vie quotidienne, et le soulagement, car la
disparition de ses cours lui laissait plus de temps à consacrer à
Griselda. Quelle direction allait prendre leur relation ? Il était bien
en peine de le dire. Lui-même était souvent agité, ballotté par des
vents contraires, entre passion et méfiance.
Griselda,
ce fameux soir où ils avaient quitté David tous les deux, ne s’était
révélée que par bribes. Elle avait dit être la fille d’un négociant en
fruits et légumes (bien plus qu’un simple maraîcher), qui avait
rencontré David à un dîner d’affaires organisé par son père. Elle
s’était prise d’amitié pour lui, et lui dispensait parfois des conseils,
en matière de relations avec les pouvoirs publics et l’administration,
choses qu’elle avait appris à maîtriser en écoutant son père parler et
en assistant aux rendez-vous vespéraux qu’il organisait régulièrement
avec tel ou tel responsable. Loin de l’image féérique qui s’était
d’abord présentée à lui, Salomon avait découvert une jeune fille
moderne, pleine de bon sens, et qui était prête à faire ses
connaissances à ses amis.
En
attendant, il fallait bien que Salomon trouve un moyen de gagner sa
vie. Comme disait son père, « on n’attrape pas les poissons en dormant
». Il essaya de se procurer d’autres cours, mais les enfants des riches
semblaient être tout à coup devenus tous intelligents, et les pauvres ne
s’étaient toujours pas enrichis. Il n’y avait donc guère d’opportunités
de ce côté-là. Partout où il allait, frappant aux portes, se composant
une mine de circonstance, étalant ses papiers, ses diplômes, les
quelques lettres de recommandation qu’il avait réussi à obtenir, Salomon
essuyait des refus. Même lui, qui croyait à la persévérance, qui avait
toujours préféré la tortue au lièvre de la fable, finit par abandonner.
Un
jour qu’il était chez lui, assis à sa petite table de travail,
contemplant le peu d’argent qu’il lui restait à la faible lueur d’une
ampoule en fin de vie, on frappa à sa porte. C’était sa gardienne, qui
l’informait que l’épicier avait reçu un appel pour lui. Etonné, Salomon
se précipita chez le marchand, dont le visage exprimait une seule et
unique émotion : la curiosité. Salomon se sentit mal à l’aise de devoir
répondre devant lui, mais il n’avait pas le choix. Il approcha la
cornette de son oreille. Et entendit la voix de Griselda.
(à suivre)
Alice Bé
Alice Bé