dimanche 1 avril 2012

TEAM ONE - PAGE 8 - Louis Butin

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 42 à 46 écrits par Louis Butin forme la page 8 de son texte.]

— Je ferai ce que vous voudrez », soupire Coralie.
Elle considère tristement la portière de la voiture, verrouillée. La banlieue parisienne défile sous les vitres fumées : paysage d’immeubles, de sièges de PME et de hangars ; couleurs passées et ternies une seconde fois par le filtre du verre blindé. Depuis la hauteur d’un échangeur routier, son regard embrasse la Seine-Saint-Denis : à perte de vue, ce panorama anonyme et sinistre.
Le décor lui évoque le vocabulaire des gars de la sécurité. À les en croire, de toutes parts la guettent les « cafards », les « blattes », les « cloportes ». Tout le champ lexical y passe ! Le projet nocturne l’aura agité, ce petit monde grouillant. Et le chef de service qui se fait appeler Scutigera, comme le prédateur de ces nuisibles…
Coralie est mal à l’aise. Elle repense au film porno d’Antoine, avec ce petit page que la marquise étrangère appelait « cancrelat ». Angoisses d’espionnage, réminiscences de l’enfance, scènes crues de cunnilingus, les images se superposent, voilent le réel, comme des feuilles de verre de sécurité.
Oui, peut-être, depuis hier soir, le ver est dans le fruit. Elle ne saurait plus dire qui elle est, ce qu’elle est devenue. Son cœur balance… chavire plutôt. Elle s’est revue petite, jouant l’indienne avec Jiji, toute puissante alors sur l’âme faible de l’enfant buisson. Mais lui vient aussi une langueur déprimée, une envie d’abandon. D’où frémit ce sens nouveau, cette peur épidermique, un désir de repli, le besoin ne plus jamais quitter la maison familiale ?
Devant la voiture, au loin, une lueur vive attire brusquement le regard, puis une boule de feu engloutit la chaussée surélevée. La détonation, lourde, heurte le véhicule et cogne l’estomac.
« Attention, madame, baissez-vous… », lâche le chauffeur d’une voix fébrile.
Mais Coralie ne se baisse pas, elle observe les moindres détails de la scène, à mesure que l’on se rapproche : au centre du terrible incendie, un camion citerne est éventré ; des personnes s’échappent en tous sens, certaines ont les vêtements qui flambent, elles sautent de l’autopont par-dessus les rambardes ; des voitures sont encastrées les unes dans les autres. Elle tente de les compter. Pire, son esprit évalue le nombre de victimes — personnes seules, petites familles, collègues de bureaux en covoiturage — enchaînement de pensées absurdes…
Elle sait. Ils sont là, en embuscade, les forces déchaînées venues du monde entier pour découvrir son secret. Dans ce monde où les gros poissons cherchent à dévorer les petits, il va falloir se faire le plus petit possible pour passer inaperçu.
« Ouvrez la portière, ordonne-t-elle au chauffeur qui s’est arrêté sur la bande d’arrêt d’urgence.
— Hors de question ! Cette explosion, c’est peut-être une opération commando pour vous enlever, madame.
— Bon écoutez… C’est bien de penser à ma sécurité mais je veux sortir de là, j’étouffe. Après une telle horreur, je me vois mal travailler aujourd’hui. Écoutez, je veux juste rentrer chez moi.
— Non, ici vous êtes à l’abri. Cette voiture est une véritable forteresse. Mais… Oh putain, c’est quoi ça ? Des paras !? », coupe le chauffeur.
Deux parachutistes se sont posés derrière la voiture, pistolets-mitrailleurs en bandoulière. Leurs toiles gonflées de vent s’échappent et s’envolent au loin. Les types s’approchent, féroces.
Mue par la peur, Coralie franchit l’accoudoir central et déverrouille la voiture. Elle ouvre la portière et s’apprête à plonger par-dessus le parapet.
Mais elle sent comme une odeur piquante ou une piqûre sonore et elle se fige. Elle n’est plus maître de son corps. Son regard se tourne vers le commando. Ils ouvrent le feu sur le chauffeur et le criblent de balles. Ils encadrent un fourgon vert. Mécaniquement, elle se dirige vers cet abri.
Elle sait ce qui la meut : la stigmergie (de stigma, piqûre, ou signe distinctif, et ergon, travail), elle connaît un peu les rudiments. Le fourgon correspond au lieu sûr et quelque chose en elle la pousse à s’y abriter. Elle suit les commandements de la colonie des cancrelats. Elle fait partie du groupe. Mais quel est-il, ce groupe ?

 

(à suivre)

Louis Butin