dimanche 1 avril 2012

TEAM ONE - PAGE 7 - Louis Butin

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 37 à 41 écrits par Louis Butin forme la page 7 de son texte.]



***

Coralie s’éveille maussade, mécontente de sa soirée, embuée de sa nuit.
De son rêve, elle ne garde que le souvenir d’un regard, d’un arbre ; mais elle ne veut pas y penser.
Qui apprécie le lundi matin ? Tout le corps gourd qu’on essaie de se dérouiller, l’anxiété qu’on cherche à faire refluer mais qui reste dans le fond de la gorge avec la pulpe du jus d’orange. On observe dans le bol les flocons de céréales, leur apparence de moutons sales, serrés les uns contre les autres, noyés dans leur masse grégaire, confuse, gorgés de lait.
Où est passée l’insouciance ? La joie ? Où sont maintenant les vieilles copines ? et ces jours qui vous faisaient sourire et vous éveiller heureuse ?… Elle fouille à la lampe torche, involutive, les souvenirs clairs, les jours heureux. Ils sont pourtant là, partout, en tous lieux du jadis obscur. Ils y miroitent, y scintillent, y étincellent encore. Il serait si simple de décrocher le téléphone et de dire : « je suis revenue ! Vous vous souvenez de moi ? Eh oui, je suis revenue dans ma bonne vieille maison… »
Mais elle a trahi tous ses amis. Elle est partie sans prévenir. Après son bac, elle a disparu.
Cambridge. Puis Lausanne. Puis Milan.
Pour les études. Pour le travail.
Mais surtout pour fuir son père en deuil — son père retranché, emmuré ; l’ombre sinistre de son père projetée dans toute la maison.
Pour surmonter la mélancolie, elle est partie loin de la maison s’engloutir dans le travail et dépenser l’argent inutile de son père.
Remonté à la conscience, un souvenir : elle s’engage dans un amphithéâtre du département de biologie de l’université de Cambridge, prise dans la petite foule, elle étouffe comme au milieu d’un troupeau et elle croit reconnaître Jean-Jesus surplombant tout le monde avec sa touffe épaisse de cheveux, mais ça ne peut pas être lui car il n’a pas les moyens d’intégrer Cambridge !
Un coup d’œil à l’horloge qui surplombe la porte de la cuisine : 8h20 et quelques… vingt-deux… Satanées rêveries… Bon… S’activer un peu… Se secouer les puces ! Le chauffeur est censé arriver à la demie… Tout juste le temps d’enfiler un jean et de s’attacher les cheveux !
C’est que le « projet nocturne » est entré dans une phase cruciale, maintenant. Rien n’a encore fuité dans la presse mais les agents du monde entier sont sur leurs gardes. Le chef du labo a été escamoté à la vie publique et administrative. « Se cacher dans les branches », ils appellent ça…
Le rêve de cette nuit lui revient alors… L’arbre géant, la tente, les regards, l’angoisse… Pourvu qu’on ne lui demande pas à son tour de vivre clandestinement !
On le lui a déjà fait comprendre, mais elle n’a pas voulu le savoir. Ce sera bientôt son tour. Et elle n’aura pas trouvé le temps de renouer avec ses anciennes copines.
En cherchant pour ses cheveux un élastique de couleur sur son meuble télé, elle songe qu’Antoine a certainement oublié son DVD porno. Elle ouvre la platine ; il y est.
Dehors, un klaxon. Elle glisse inconsciemment le DVD dans sa sacoche.
Par la fenêtre de sa chambre, un coup d’œil lui révèle une berline grise. Un homme à la mine sérieuse en est sorti ; il a une oreillette.
On se croirait vraiment dans un film d’espionnage.
Dans la sacoche, des vibrations se font entendre. Coralie en tire son téléphone portable sur lequel elle découvre un message d’Antoine :
Magicienne, tu m’as envoûté. Te revoir. Ne joue pas les étoiles filantes !

Elle s’alanguit bientôt dans les sièges en cuir de la berline.
« Se cacher dans les branches… »
Petite, elle escaladait son père. Il lui disait qu’il était une montagne ou un arbre. Elle se juchait enfin sur ses épaules, criant de joie, exaltée sur son promontoire — souvenirs aussi de concerts où elle exigeait des garçons qu’ils la prissent ainsi sur leurs épaules. (ital.) Je pourrais en parler au psy (/ital), sourit-elle au-dedans.
Le murmure de son téléphone la fait sursauter. Elle lutte un instant avec la ceinture de sécurité pour parvenir à atteindre le fond de sa sacoche, en tire l’appareil d’une poche dissimulée et répond, à bout de souffle :
« Oui ?
— Ici Scutigera. Tu es en route ? Tout s’est bien passé ?
— Oui, ça va…
— Rien d’anormal ces derniers jours ?
— Ouh… bô… Non… Mais enfin moi… je ne sais pas ce qui est normal et ce qui ne l’est pas…
— Bon, écoute, Sepia… Vous avez ouvert la boîte de Pandore. Tu n’es plus en sécurité. Il va falloir te cacher dans les branches.
— Oh non…
— Mon équipe va passer nettoyer ta maison. Tu veux ajouter quelque chose à ta liste de courses ?
— Attends ! Je ne veux pas disparaître !
— Rien n’est définitif, ce sera seulement pour quelques années.
— Et je ne serai plus dans l’annuaire ? », s’inquiète Coralie.
Une pensée pour ses vieilles amies Sosso, Batou et Caro : elle peut faire une croix sur d’éventuelles retrouvailles. Elle voit la main de Batou, son doigt suivant les lignes de l’annuaire, parvenant à son nom, Patin Coralie, s’arrêtant, puis glissant vers le numéro de téléphone, mais celui-ci s’efface, se fond dans la blancheur du papier.
« Mais qu’est-ce que tu nous parles d’annuaire ? Oui, en effet, tu n’y seras plus ! Mais tout le monde n’est pas dans l’annuaire ! Bon, Sepia, pas besoin d’y aller par quatre chemins, si tu veux éviter les emmerdes, tu m’écoutes et tu fais ce qu’on te dit de faire, d’accord ?

   
(à suivre)

Louis Butin