dimanche 1 avril 2012

TEAM ONE - PAGE 5 - Alice Bé.

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 27 à 31 écrits par Alice Bé forme la page 4 de son texte.]

Depuis, l’eau avait coulé sous les ponts. L’oncle David avait été emporté par une crise d’apoplexie pendant un bon repas, signe de sa parfaite assimilation à la culture locale, et son fils avait hérité de son patrimoine et de son sens des affaires. Il avait investi dans les techniques de communication, notamment le téléphone, et s’assurait ainsi, en plus de ses diverses propriétés et portefeuilles, un confortable revenu. Sa magnifique demeure avait appartenu à son père, qui y avait fait installer toutes les commodités modernes, et n’avait lésiné sur aucune ornementation. Un réseau électrique indépendant assurait une alimentation régulière, même pendant les coupures. Le jardin était constellé de petites mares où nageaient des tortues exotiques, et il y avait même, dans une aile de la demeure, une salle où pouvaient être données des représentations théâtrales privées. Salomon, depuis son petit appartement miteux, ne pouvait que regarder de loin, avec envie et une vague rancune à l’égard de ses propres parents, cette réussite exemplaire d’une famille juive qui avait abandonné des racines bien encombrantes pour embrasser pleinement la culture du pays dans lequel elle se trouvait.
Secrètement, il espérait retrouver chez ses cousins la mystérieuse jeune femme de la veille. Cette fille au parfum de fleur, aux cheveux de miel, qui l’attirait comme un aimant en même temps qu’elle lui faisait peur. Face à elle, il n’avait su que faire, aveugle, démuni. Il ne le savait d’ailleurs toujours pas. Qu’avait-il à lui offrir, lui, minable répétiteur habitant un appartement miteux, alors qu’elle était habituée aux châteaux ?
Chez ses cousins, l’atmosphère était électrique. Des nouvelles confuses parvenaient des quatre coins du pays. Il semblait que le gouvernement avait commencé à cataloguer ses citoyens hébraïques. Dans quel but ? Pour l’instant, on l’ignorait, mais David commençait à se demander s’il ne ferait pas mieux de s’en aller avec sa famille et ses biens, pour ne pas se faire surprendre, un jour, pendant son sommeil. Salomon, débarquant au milieu de tout cela, n’osait pas mettre sur le tapis l’histoire de Hershe, qui lui semblait quelque peu dérisoire par rapport à ces préoccupations familiales.
Tout le monde courait, s’agitait dans tous les sens, au point que personne ne semblait avoir vraiment remarqué Salomon. Plutôt que d’héler quelqu’un, il resta coi, se déplaçant à pas de velours, comme s’il ne voulait surtout pas qu’on le voie. Il se demandait vraiment ce qu’il venait faire là, une fois encore il était totalement inadapté dans ce décor somptueux. Il s’adossa à la cheminée, comme à son habitude, et, comme la veille, s’abîma dans la contemplation des petites abeilles qui l’ornaient. Jusqu’à sentir une main se poser sur son épaule.
C’était David, David le riche, le beau, celui que le Seigneur semblait avoir béni à sa naissance, celui que Salomon toute sa vie avait regardé d’en bas, conscient que jamais il ne parviendrait à s’élever jusqu’à lui. Mais, aujourd’hui, l’enfant des dieux faisait bien pâle figure. Il avait les traits tirés, cela faisait visiblement plusieurs jours qu’il ne dormait pas bien, il ne cessait de se passer la main dans les cheveux, qui semblaient tout à coup ternes et grisonnants.
- Qu’est-ce que tu veux, Salomon ? Comme tu le vois, la maison est un peu sens dessus dessous en ce moment.
Il n’y avait pas d’agressivité dans sa voix, le ton en était même un peu plaintif, comme s’il espérait, contre toute attente, que Salomon puisse l’aider à résoudre les calculs compliqués qui faisaient chavirer son esprit, comme s’il pouvait lui faire regagner son équilibre si rapidement perdu.




(à suivre)

Alice Bé